Étiquette : Histoire automobile

  • Zuffenhausen : D’un croquis utopique en 1937 à la cathédrale de la 911

    Zuffenhausen : D’un croquis utopique en 1937 à la cathédrale de la 911

    C’est l’un des lieux les plus sacrés de l’automobile mondiale. Stuttgart-Zuffenhausen. Plus qu’une adresse, c’est une signature apposée sur des millions de sportives. Pourtant, avant de devenir ce complexe de 600 000 mètres carrés où naissent les 911 et les Taycan, tout a commencé par un simple coup de crayon en novembre 1937. Retour sur la genèse d’un mythe industriel.

    Si l’on regarde Porsche aujourd’hui, on voit une multinationale bien huilée. Mais à la fin des années 30, l’ambiance tenait plus de la « start-up » avant l’heure. Les bureaux d’ingénierie de la Kronenstrasse sont devenus trop petits et les garages de la villa familiale sur le Feuerbacher Weg, où l’on bricole les premiers prototypes, débordent.

    Il faut voir plus grand. Ferry Porsche jette son dévolu sur un terrain appartenant à la famille Wolff à Zuffenhausen. L’architecte Richard Pfob est chargé de dessiner le futur.

    Le rêve oublié : Piscine, potager et lancer de disque

    Le plan original, daté du 20 novembre 1937, révèle une facette méconnue de l’histoire de la marque. Au-delà du bâtiment en briques de trois étages (l’actuelle Usine 1), le projet initial était une vision hygiéniste et sociale typique de l’époque.

    Le plan prévoyait un véritable complexe de loisirs pour les employés : une piste d’athlétisme de 100 mètres, des zones de saut en hauteur, un terrain de lancer de disque, une piscine et même un solarium ! Plus surprenant encore, des jardins potagers étaient prévus pour cultiver légumes et baies. Finalement, l’histoire (et la guerre) en décidera autrement : seule l’usine sortira de terre. Le 26 juin 1938, les 176 employés quittent le centre-ville pour s’installer dans ce qui deviendra le siège de Dr. Ing. h.c. F. Porsche KG.

    L’exil et le retour au bercail

    L’histoire de Zuffenhausen connaît une parenthèse dramatique. La guerre force l’entreprise à s’exiler à Gmünd, en Autriche, où naissent les 52 premières 356. Au retour à Stuttgart, coup dur : l’usine toute neuve est occupée par les Alliés. Porsche doit improviser et loue de l’espace chez son voisin, le carrossier Reutter, juste de l’autre côté de la rue.

    C’est dans ce contexte de « système D » que la légende redémarre vraiment. La première Porsche 356 « Made in Zuffenhausen » sort des ateliers le 6 avril 1950, il y a tout juste 75 ans. Reutter fabrique les carrosseries, Porsche assemble les moteurs. Jusqu’en 1965, près de 78 000 voitures sortiront de cette collaboration.

    1963 : Le tournant de la 911

    L’usine grandit par à-coups. L’Usine 2 (dessinée par Rolf Gutbrod) ouvre en 1952. L’Usine 3 suit en 1960. Mais le vrai séisme a lieu en 1963. Porsche rachète son voisin et partenaire Reutter. D’un coup, les effectifs doublent pour atteindre 2 000 salariés. C’est cette année-là, dans cette effervescence, qu’est assemblée la première 901, celle qui deviendra l’immortelle 911.

    De la brique au futur électrique

    Depuis, le site n’a cessé de muter, devenant un casse-tête architectural fascinant où les bâtiments s’enjambent au-dessus de la route.

    • Années 80 : Construction de l’Usine 5 et de la célèbre passerelle de convoyage qui traverse la Schwieberdinger Strasse, reliant la carrosserie à l’assemblage final.
    • 2019 : Une nouvelle révolution avec l’intégration de la Taycan. Pour faire entrer l’électrique au cœur du site historique, Porsche a dû construire une « usine dans l’usine », ajoutant de nouveaux ateliers de carrosserie et de peinture.

    Aujourd’hui, Zuffenhausen n’est pas seulement une usine, c’est un écosystème où cohabitent la production de série ultra-moderne et l’artisanat des commandes spéciales (Sonderwunsch). Du potager imaginé en 1937 aux robots assemblant des sportives électriques, le site a bien changé, mais l’âme est restée la même.

  • Rolls-Royce Phantom : le secret d’un siècle de luxe sans compromis

    Rolls-Royce Phantom : le secret d’un siècle de luxe sans compromis

    Que voit-on réellement en contemplant une lignée complète de Rolls-Royce Phantom, cette icône qui a célébré son centenaire ? Évidemment, l’opulence, la taille démesurée et le prix inabordable. Mais pour le chef du design de Rolls-Royce, Domagoj Dukec, la clé de la réussite du constructeur de Goodwood réside dans l’analyse non pas des similarités, mais des différences entre les huit générations.

    Le succès de la Phantom n’est pas le fruit d’une formule figée, mais d’une réinvention constante qui anticipe les désirs des ultra-riches.

    Ne jamais créer une icône : la philosophie du mieux

    Selon Dukec, l’erreur serait de tenter de créer une icône ou de s’accrocher à la légende. L’objectif unique doit être de concevoir une « grande voiture » qui dépasse les attentes de l’acheteur.

    La mission du design chez Rolls-Royce se résume à une lecture presque télépathique du client :

    « Vous devez comprendre ce que le client veut, ce qu’il ne peut obtenir nulle part ailleurs. Ne continuez pas à donner aux gens plus de la même chose, même si c’est ce qu’ils pensent vouloir. Donnez-leur mieux. Utilisez la technologie. Lisez dans l’esprit du client. Sachez ce qu’il aimera avant même qu’il n’y pense. »

    Le véritable luxe, pour ces clients, est une « expérience très authentique », où chaque élément est présenté « dans sa forme la plus pure ». Cette quête de perfection est un écho direct aux fondateurs, Charles Rolls et Henry Royce, qui poussaient constamment en avant, utilisant les idées les plus novatrices — du moteur V12 de la Mk3 à la connectivité avancée de la Mk8 actuelle.

    La Centenary Edition : quand la huitième génération devient une capsule temporelle

    Pour célébrer ses 100 ans, Rolls-Royce a dévoilé une édition limitée à 25 exemplaires de l’actuelle Phantom, tous déjà vendus. Si l’extérieur se distingue par une livrée noir et blanc saisissante et un design de jantes hypnotique, c’est l’intérieur qui illustre la fusion entre histoire et artisanat moderne.

    Le design intérieur, mené par le responsable du design sur mesure Matt Danton, est le résultat de trois ans et demi de recherche approfondie dans les archives :

    • L’Art du Récit : L’habitacle est une capsule temporelle brodée et gravée au laser, capturant cent ans d’histoire. Les sièges, les panneaux de porte et la garniture de toit présentent des représentations de lieux significatifs pour la Phantom. Les sièges arrière, par exemple, illustrent le siège social de Rolls-Royce à Conduit Street, Mayfair, en 1913.
    • Techniques Rares : Pour atteindre ce niveau d’exclusivité, l’équipe a eu recours à des techniques artisanales inédites, notamment la dorure à l’or 24 carats et la marqueterie 3D.

    L’intérieur n’est pas qu’une simple décoration ; c’est un « master artwork » conçu pour que les propriétaires y découvrent des détails cachés (Easter eggs) pendant des années. La Phantom Centenary est la preuve que chez Rolls-Royce, le luxe du futur se construit en maîtrisant l’artisanat du passé et en anticipant le désir inassouvi de l’unique.

  • Le deal à mille milliards de dollars : Elon Musk vaut-il vraiment la fortune de Tesla ?

    Le deal à mille milliards de dollars : Elon Musk vaut-il vraiment la fortune de Tesla ?

    L’enjeu n’est plus seulement automobile, il est économique et culturel. Alors qu’Elon Musk menace ouvertement de réduire sa participation dans Tesla, voire de quitter l’entreprise, si sa part du capital n’atteint pas au moins 25 % – un seuil qu’il juge nécessaire pour contrer les tentatives d’OPA ou les actionnaires activistes – la Présidente du Conseil d’administration, Robyn Denholm, a répliqué avec une proposition de rémunération potentielle atteignant le vertigineux chiffre de mille milliards de dollars.

    Cette manœuvre n’est pas un simple ajustement salarial, mais une stratégie de verrouillage destinée à maintenir l’homme qui incarne la valeur boursière du groupe.

    L’effet Elon : quand le PDG est une bulle boursière

    Pour comprendre cette somme faramineuse, il faut analyser la valorisation actuelle de Tesla. L’indicateur clé est le ratio cours/bénéfice (P/E).

    • Un constructeur automobile classique comme GM évolue autour de 6 fois ses bénéfices annuels attendus.
    • Même un géant technologique hyper-performant comme Nvidia, moteur de la révolution IA, se négocie autour de 30 fois ses bénéfices.
    • Tesla, lui, frôle l’incroyable ratio de 170 fois ses bénéfices.

    Cette valorisation stratosphérique n’est plus liée à la vente de voitures — dont les profits et les volumes ont même fléchi récemment. Elle est intégralement basée sur le futur : les Robotaxis, les robots humanoïdes (Optimus) et le potentiel de l’Intelligence Artificielle promus par Musk. En clair, le cours de Tesla est une mise sur les promesses d’Elon Musk. Son départ provoquerait, de l’avis général, un effondrement immédiat du cours.

    Un accord non-cash aux objectifs fous

    Si le montant des mille milliards de dollars fait les gros titres, il est important d’en décortiquer la structure, car aucune partie n’est versée en espèces (cash) :

    1. Rémunération 100 % en Actions : Musk ne reçoit ni salaire ni bonus en espèces. La somme est la valeur potentielle des 12 % d’actions supplémentaires qu’il recevrait.
    2. Objectifs Sensationnels : Pour que l’intégralité de la somme soit versée (en actions), Tesla devrait multiplier sa capitalisation boursière par huit, atteignant 8 500 milliards de dollars, et multiplier ses bénéfices ajustés par 24, atteignant 400 milliards de dollars.
    3. Déclencheurs progressifs : Les actions sont débloquées en douze tranches. La première n’est activée que lorsque Tesla double sa valeur pour atteindre 2 000 milliards de dollars.

    L’objectif réel de Musk n’est pas la richesse (il est déjà l’un des hommes les plus fortunés du monde), mais le contrôle. Ce deal lui permettrait d’atteindre entre 25 et 32 % du capital, lui conférant une influence quasi-dictatoriale et la capacité de bloquer les prises de contrôle hostiles.

    Le scénario de la rupture : Tesla sans Musk

    Malgré l’urgence des actionnaires à sécuriser Musk, des contestations judiciaires passées ont déjà annulé un deal similaire (de 56 milliards de dollars) et de nouvelles batailles légales sont probables. Que se passerait-il si Musk quittait vraiment ?

    Tesla serait immédiatement valorisée comme une entreprise automobile conventionnelle, ce qui signifierait un crash boursier majeur. Ironiquement, cela pourrait créer les conditions d’une Tesla plus saine et plus focalisée :

    • Retour au Noyau : Un nouveau PDG pourrait se désintéresser des robots Optimus pour se concentrer sur le cœur de métier : l’automobile.
    • Renouvellement de la Gamme : La gamme Tesla est vieillissante. Un nouveau leadership pourrait lancer des remplaçants et combler des lacunes évidentes, notamment le fameux modèle d’entrée de gamme à 25 000 dollars, le « Model 2 », qui a été mis de côté au profit de la vision Robotaxi.
    • Le Retour des Talents : Le départ de Musk pourrait inciter de nombreux cadres supérieurs qui ont récemment quitté Tesla (comme l’ex-CTO JB Straubel, ou des figures clés de la robotique et de la batterie) à revenir ou à cesser d’aider la concurrence. Des personnalités de haut vol, comme Doug Field (aujourd’hui chez Ford) ou Sterling Anderson (chez GM), pourraient même être tentées de reprendre les rênes.

    Sans le rêve de la Robot-nation de Musk, Tesla perdrait peut-être sa plus-value boursière spéculative, mais pourrait retrouver une efficacité opérationnelle face à la concurrence féroce des constructeurs chinois comme BYD. Le futur de Tesla est donc un dilemme : le génie dictatorial et risqué d’Elon, ou la gestion automobile et pragmatique d’un successeur.

    A moins que ce ne soit que du story-telling…

  • L’Eunos Cosmo : l’hyper-luxe oublié de Mazda, géniteur de la voiture connectée

    L’Eunos Cosmo : l’hyper-luxe oublié de Mazda, géniteur de la voiture connectée

    L’histoire de l’automobile regorge de modèles dont l’ambition technique a dépassé le succès commercial. L’un des exemples les plus frappants nous vient du Japon des années bulle : la Mazda Eunos Cosmo de génération JC (1990-1995). Au-delà de ses lignes intemporelles et de sa mécanique exotique, ce coupé de Grand Tourisme est un monument d’avant-gardisme technologique, l’ancêtre méconnu de la voiture connectée moderne.

    La tentation du luxe : l’ère des marques jumelles

    À la fin des années 80, l’industrie japonaise est au sommet de son art et de sa richesse. Toyota (Lexus), Nissan (Infiniti) et Honda (Acura) créent leurs divisions de luxe pour cibler les marchés occidentaux, notamment celui des États-Unis, où les restrictions sur le volume d’exportation rendaient plus lucratif l’envoi de véhicules à forte marge.

    Mazda, alors connu pour des voitures audacieuses (MX-5, RX-7), ne fait pas exception. Le constructeur planifiait le lancement d’une marque premium nommée Amati. Le vaisseau amiral de cette nouvelle entité devait être la berline Amati 1000 (finalement lancée comme Mazda Sentia), secondée par ce coupé exceptionnel. Le Eunos Cosmo (Eunos étant l’un des multiples réseaux de distribution de Mazda au Japon, spécialisé dans le luxe et la sportivité) était ainsi le laboratoire roulant de ce luxe japonais d’avant-garde.

    La crise économique japonaise du début des années 90 coupera court au projet Amati, mais le Cosmo fut bien commercialisé sur le marché intérieur, portant l’ADN technique de cette ambition déchue.

    Le Wankel à trois rotors : une signature mécanique unique

    Si le Eunos Cosmo s’est distingué, c’est d’abord par son cœur. Mazda, seul constructeur à s’être obstiné avec le moteur rotatif, a équipé son GT d’une motorisation exclusive : un moteur Wankel tri-rotor 20B-REW.

    Ce bloc, gavé par deux turbocompresseurs, développait 311 ch et 407 Nm de couple. C’était un exploit technique : le Cosmo était capable d’atteindre 100 km/h en seulement 5,3 secondes et une vitesse de pointe de 255 km/h. Ces chiffres lui permettaient de rivaliser directement avec les références allemandes de l’époque, comme la BMW 850i ou la Mercedes SL 500, tout en se contentant d’une cylindrée nettement inférieure. Le revers de cette prouesse fut une soif en carburant légendaire, caractéristique des rotatifs, exacerbée ici par l’architecture tri-rotor.

    L’interface homme-machine : le CCS révolutionnaire

    L’héritage le plus durable du Cosmo réside dans son habitacle. Au centre du tableau de bord trônait le « Car Communication System » (CCS).

    Dès 1990, le CCS proposait :

    1. Un Écran Tactile Central : Pour la première fois de manière aussi complète, le Cosmo intégrait un grand écran tactile pour gérer une majorité des fonctions. Même la climatisation automatique était contrôlée via cet affichage.
    2. La Navigation GPS : L’élément de rupture. Bien que le système, fourni par Mitsubishi Electric, n’était précis qu’à environ 50 mètres (largement suffisant pour l’époque), il faisait du Eunos Cosmo l’une des premières voitures de production au monde à proposer un système de navigation GPS intégré à l’écran central. À titre de comparaison, le système précurseur de Honda, l’Electro Gyrocator (lancé en 1981 sur l’Accord, mais basé sur la navigation inertielle gyroscopique), était une boîte séparée, peu pratique et rapidement retirée du marché.
    3. Divertissement et Communication : L’écran tactile permettait même d’accéder à la télévision (via le tuner analogique de l’époque) et à des fonctions de téléphonie embarquée.

    Malgré son avance technique de dix ans sur certains constructeurs allemands et son style coupé d’une élégance rare, le Cosmo ne fut produit qu’à moins de 9 000 exemplaires jusqu’en 1995. Sa reconnaissance reste en deçà de son statut de véritable pionnier. Le Mazda Eunos Cosmo n’est pas seulement un vestige de l’âge d’or japonais, c’est l’un des premiers véhicules à avoir dessiné la plateforme numérique qui nous est aujourd’hui familière dans nos voitures.

  • Spyker : le retour éternel du phénix néerlandais

    Spyker : le retour éternel du phénix néerlandais

    Le cycle est à nouveau complet. Victor Muller, l’entrepreneur néerlandais à la poigne de fer et à la persistance troublante, a une fois de plus annoncé la renaissance imminente de Spyker, le constructeur d’hypercars au destin le plus tourmenté de l’industrie moderne. Si l’annonce réjouit toujours l’âme romantique des passionnés, elle soulève, pour les observateurs avertis, la question fatale : cette fois sera-t-elle la bonne, ou n’est-ce que le dernier acte d’un mythe condamné à se consumer ?

    Une histoire de faillites et de fierté

    L’histoire de Spyker est la négation même de la stabilité. Fondée en 1880 pour des carrosses, elle se lance dans l’automobile pionnière en 1899, mais subit sa première banqueroute dès 1907. Reconstituée, elle se tourne même vers l’aviation durant la Première Guerre mondiale, une inspiration qui nourrira plus tard le design de ses hypercars. Pourtant, après un nouveau sursaut, c’est l’arrêt de mort qui est prononcé en 1922.

    Le véritable mythe moderne prend forme en 1999, lorsque Victor Muller ressuscite la marque, récupérant son logo orné du phénix et sa devise latine : « Nulla tenaci invia est via » (Pour le tenace, aucune route n’est impraticable). C’est le début d’une nouvelle ère flamboyante.


    Le temps de la démesure : C8, F1 et Saab

    La seconde vie de Spyker fut celle de l’extravagance et de l’ambition sans limite :

    • Le Design Aéronautique : Les modèles de l’ère Muller — notamment la C8 et plus tard la C8 Preliator (2016) – ont captivé le monde par leur esthétique. Leur style est un hommage direct aux avions de combat de la Première Guerre, avec des intérieurs spectaculaires faits d’aluminium poli, de cuir matelassé et de manomètres complexes. L’intégration de la mécanique Audi (un V8 4.2L de 525 ch pour la Preliator) garantissait des performances respectables (322 km/h).
    • L’Escapade en F1 : En 2006-2007, Spyker s’offre une incursion éphémère et coûteuse en Formule 1, affirmant une ambition qui dépassait largement ses moyens.
    • L’Erreur Fatale : Le tournant désastreux intervient en 2010 avec l’achat de Saab. Cette opération, largement jugée démesurée, fut un bain de sang financier qui a drainé les ressources du petit constructeur d’hypercars.

    Les années qui ont suivi ont été une suite incessante de tentatives de sauvetage, d’accords avec les créanciers, de mise sous administration contrôlée, et de recours juridiques, aboutissant à une nouvelle banqueroute en 2021 et même à une plainte pour fraude contre Muller.

    Le phénix rechargé, les doutes persistants

    Aujourd’hui, Victor Muller annonce avoir trouvé un accord pour régler les litiges concernant les droits de propriété intellectuelle et les dettes, ouvrant la voie à une nouvelle relance.

    Le mythe du phénix n’a jamais été aussi pertinent. Spyker est condamné à renaître de ses cendres, non pas par nécessité industrielle, mais par la seule volonté de son fondateur, Victor Muller. Pour le spécialiste, l’enthousiasme du design unique (que l’on retrouve dans des détails comme l’inspiration des hélices pour les jantes) est contrebalancé par un historique d’instabilité chronique. Le retour de Spyker est un événement à suivre avec passion, mais surtout, avec une prudence extrême quant à sa viabilité à long terme.

  • Louis Schweitzer (1942-2025) : l’homme qui a forgé le Renault du XXIe siècle

    Louis Schweitzer (1942-2025) : l’homme qui a forgé le Renault du XXIe siècle

    Le décès de Louis Schweitzer, PDG du groupe Renault de 1992 à 2005, sonne comme un rappel de la rapidité et de la brutalité des mutations qu’a connues l’industrie automobile depuis trois décennies. Son parcours, atypique pour l’époque — un haut fonctionnaire propulsé à la tête d’un fleuron industriel — fut la synthèse parfaite de la rigueur étatique et de la nécessité d’une vision capitaliste globale. Il n’a pas seulement géré Renault ; il a fondamentalement redéfini son rôle et sa structure.

    La privatisation : condition Sine Qua Non

    La première grande œuvre de Schweitzer fut l’aboutissement de la privatisation en 1996. Cette transformation n’était pas un choix idéologique, mais une nécessité économique et stratégique. En s’extirpant du giron de l’État, Renault obtenait la liberté d’action indispensable pour les investissements massifs en R&D et pour la restructuration drastique qui s’imposait. Ce processus fut concomitant au recentrage de l’activité sur le seul secteur automobile, notamment par la cession progressive des activités véhicules industriels (RVI), marquant la fin du conglomérat et le début d’une focalisation métier essentielle à la survie face à la concurrence germanique et américaine.

    L’anticipation stratégique : le binôme Twingo et Logan

    Sous sa direction, Renault n’a pas seulement produit des voitures, il a créé des segments de marché. La Twingo (1993) fut la manifestation d’un génie marketing, offrant un concept de monospace monocorps urbain audacieux qui ciblait une clientèle désireuse de simplicité et de couleur, rompant avec le classicisme des supermini de l’époque.

    Plus structurel encore fut le projet Logan. Initié comme une solution pour les marchés émergents, le concept de la voiture conçue a priori pour minimiser le coût de production, et non pour maximiser le profit a posteriori, est un modèle d’ingénierie inversée avant l’heure. En 2004, la commercialisation de ce modèle via Dacia ne fut pas perçue comme un simple ajout de gamme, mais comme la création d’un nouveau business model durable. C’est l’héritage Schweitzer qui permet aujourd’hui à Dacia d’être le pilier de la rentabilité du Groupe.

    L’Alliance Renault-Nissan : le coup de maître transcontinental

    L’acte le plus audacieux et le plus structurant de sa carrière demeure l’établissement de l’Alliance Renault-Nissan en 1999. Confronté à l’injonction de la taille critique, Louis Schweitzer a refusé le rôle de proie pour devenir l’architecte d’un partenariat transcontinental. En prenant une participation majoritaire dans Nissan (rachetant de fait ses dettes), il n’a pas seulement sauvé un constructeur japonais en difficulté ; il a créé une structure hybride, dénuée de fusion capitalistique totale, mais reposant sur une mutualisation des plateformes techniques et des investissements en R&D. L’envoi de Carlos Ghosn pour restructurer Nissan fut la mise en application tactique de cette vision, démontrant que les synergies ne seraient pas que financières, mais aussi managériales. Ce mariage de cultures reste, malgré ses turbulences récentes, l’établissement stratégique qui a permis à Renault de se positionner durablement parmi les grands acteurs mondiaux.

  • Du « pare-bouse » au cockpit virtuel : l’évolution culte du tableau de bord

    Du « pare-bouse » au cockpit virtuel : l’évolution culte du tableau de bord

    Aujourd’hui, nos voitures nous parlent, nous guident et affichent des écrans haute définition. Pourtant, le terme « tableau de bord » a des origines bien plus rustiques, liées aux chevaux et à la boue. En retraçant l’histoire de cette simple cloison protectrice, on comprend l’incroyable voyage qui a mené l’automobile du simple instrument de déplacement au véritable smart device roulant.

    L’origine inattendue : le « dashboard » du cocher

    Il est amusant de constater que le mot « dashboard » (littéralement « planche de tableau » ou « pare-bouse ») remonte aux calèches et aux chariots. Ce n’était à l’origine qu’une simple cloison destinée à protéger le cocher des débris et de la boue projetés par les sabots des chevaux au trot. Cette cloison servait également à stocker le fouet, les rênes, et le foin des bêtes. Selon le budget du propriétaire, elle était faite de bois, de cuir ou de tôle. Le tableau de bord, initialement, était donc un simple bouclier fonctionnel.

    L’âge du laiton : quand le moteur remplaça le cheval

    Avec l’apparition des premières automobiles à la fin du XIXe siècle, le tableau de bord a entamé sa première mue. Le besoin de protection physique s’est transformé en besoin d’information. Les premiers tableaux de bord ne contenaient que des éléments basiques et mécaniques : le levier de frein, la bouteille en verre pour l’huile de lubrification et, progressivement, un premier bloc d’instruments.

    C’était l’époque de l’élégance brute : le design des véhicules haut de gamme s’affinait, introduisant des matériaux nobles comme le laiton pour les entourages d’instruments. Le simple speedometer et l’odomètre sont rejoints par le compte-tours et l’indicateur de pression. C’est surtout à la fin des années 30, lorsque la voiture est perçue non plus comme un simple outil mais comme un lieu de vie, que l’on voit arriver le chauffage et les premières radios à tubes, préparant le terrain pour la révolution du confort intérieur.

    La révolution du plastique et l’ère du loisir

    L’après-guerre a accéléré la transformation. Le tableau de bord est devenu un espace de design à part entière, gagnant en couleur et en intégration. Mais l’évolution la plus radicale fut l’arrivée de l’industrie du plastique rigide. Ce nouveau matériau a permis de produire en masse les volants, les leviers et les boutons, rendant les intérieurs plus complexes et moins chers à fabriquer.

    Le tableau de bord est alors devenu l’hôte des accessoires du « confort » et du statut social. Si les aérations étaient initialement réservées aux modèles haut de gamme, le standard de l’époque est rapidement devenu le chrome sur les radios et, surtout, l’incontournable allume-cigare et le cendrier : signes que l’on passe désormais du temps dans sa voiture.

    L’assaut numérique : du GPS au cockpit virtuel

    Les années 80 marquent le début de l’explosion technologique. Le tableau de bord se complexifie avec des systèmes de climatisation sophistiqués, des compartiments de rangement, puis l’intégration progressive des premiers systèmes de navigation GPS.

    Dans les années 2010, l’avènement du numérique a tout bousculé. L’infotainment est devenu la norme, et le tableau de bord, jusqu’alors une unité statique, est devenu un écran tactile et une interface logicielle. Devant le conducteur, le tableau de bord numérique – le virtual cockpit – a remplacé les cadrans physiques.

    Cette technologie offre une sécurité accrue, en plaçant la carte de navigation satellite directement dans le champ de vision du conducteur. Plus besoin de détourner le regard vers le centre de la console ! Mieux encore, le conducteur peut désormais personnaliser l’affichage via le volant multifonction : augmenter la taille du compte-tours, faire disparaître le répertoire téléphonique ou afficher la carte en grand. C’est l’ultime évolution : le tableau de bord, né pour arrêter la boue du cheval, est devenu un centre de commande intelligent, où le conducteur est aux manettes de sa propre expérience numérique. Un véritable bond de la charrette au smartphone.

  • 100 ans d’héritage : la fusion Škoda-Laurin & Klement, acte de naissance d’un futur géant

    100 ans d’héritage : la fusion Škoda-Laurin & Klement, acte de naissance d’un futur géant

    Le 12 septembre 1925 marquait une date décisive pour l’industrie automobile tchèque : le constructeur de Mladá Boleslav, Laurin & Klement (L&K), s’associait au puissant groupe industriel Škoda basé à Pilsen. Cent ans plus tard, cette fusion n’est pas seulement un anniversaire historique ; elle est l’acte fondateur de la résilience, de l’innovation et de l’expansion mondiale qui définissent aujourd’hui la marque Škoda.

    Alors que L&K célébrait ses 30 ans d’existence et ses 20 ans de production automobile, elle était confrontée, comme beaucoup d’entreprises post-Première Guerre mondiale, à des difficultés économiques et, en 1924, à un incendie dévastateur. Les fondateurs, Václav Laurin et Václav Klement, cherchaient alors un partenaire stratégique solide.

    Un partenariat stratégique vital

    Le choix s’est porté sur le groupe industriel et d’armement Škoda, déjà un acteur majeur dont l’histoire remontait à 1859 et qui, sous la direction de l’ingénieur Emil Škoda, était devenu la plus grande entreprise industrielle d’Autriche-Hongrie.

    La fusion, approuvée le 20 juillet 1925 avec un échange d’actions de 2:1 (L&K/Škoda), garantissait la continuité du développement et de la production automobile à Mladá Boleslav.

    Au moment de l’accord :

    • L&K employait 1 125 personnes.
    • Škoda Plzeň comptait plus de 30 000 employés.

    Ce nouveau chapitre permit à l’usine automobile d’intégrer un ambitieux programme d’investissement, introduisant la production à la chaîne et des technologies de pointe, renforçant sa position juste avant l’arrivée de la crise économique mondiale.

    L’héritage L&K : des chiffres qui parlent

    L’esprit de L&K — fait d’innovation, de précision et de passion — est resté l’ADN de Škoda, symbolisé par les finitions les plus luxueuses de la marque.

    PériodeEffectif MondialProduction Automobile
    1925 (L&K)≈ 1 800 (estimé)833 voitures
    1991 (Intégration VW)16 974 employés172 074 voitures
    2024 (Année Passée)≈ 40 000 employés> 926 000 livraisons mondiales

    L’intégration au Groupe Volkswagen en 1991 a donné à Škoda l’impulsion nécessaire pour une modernisation et une expansion globale, perpétuant la croissance initiée un siècle plus tôt.

    La signature du sommet de la gamme aujourd’hui

    Bien que Laurin & Klement ait été officiellement retiré du Registre du Commerce en tant que fabricant indépendant en décembre 1925, son nom et son emblématique logo Art Nouveau vivent toujours.

    Depuis 1995 et la Škoda Felicia Laurin & Klement, cette désignation marque les plus hauts niveaux de finition de la gamme Škoda, offrant des équipements haut de gamme. Le savoir-faire est également célébré par les succès de Škoda Motorsport, qui s’inscrivent dans une tradition de course entamée en 1901. Même le nouveau complexe de bureaux de l’entreprise porte le nom de Laurin & Klement Kampus.

    Pour marquer le 130e anniversaire de l’histoire de Škoda Auto, les étudiants de l’École professionnelle Škoda Auto ont récemment modifié une Škoda Superb Combi en un véhicule d’escorte pour les courses cyclistes, baptisé significativement L&K 130. Le lien entre l’héritage d’hier et la performance de demain est plus vivant que jamais.

  • Stelvio : 200 ans de virages, de légendes et de moteurs

    Stelvio : 200 ans de virages, de légendes et de moteurs

    Un surrégime aide, forcément. Première, seconde, troisième, on rétrograde avant le prochain épingle. Le compte-tours s’affole, la roue intérieure crisse ou patine selon votre différentiel, et le souffle se raccourcit. Le Stelvio ne pardonne rien, mais il offre en retour une expérience unique. C’est l’un des cols les plus mythiques des Alpes, célébré par des générations de cyclistes, de motards et d’automobilistes. Et en 2025, il fête ses deux siècles d’existence.

    La grande œuvre de Carlo Donegani

    À 2 757 mètres d’altitude, le Stelvio – Stilfserjoch pour les Autrichiens – est le plus haut col routier de l’Est alpin. Sa construction débute en 1820 sous l’autorité de l’ingénieur Carlo Donegani, avec pour mission de relier le Tyrol autrichien à la Lombardie, récemment annexée par Vienne après le Congrès de 1815. L’ouverture de cette voie stratégique, en 1825, fut un exploit technique : tunnels taillés dans la roche, virages numérotés, murs de soutènement de pierre… Le Stelvio devint une fierté impériale, un outil politique autant qu’un chef-d’œuvre d’ingénierie.
    L’histoire géopolitique bouleversera cependant son rôle. À l’issue de la Première Guerre mondiale et du traité de Saint-Germain, les deux versants passent sous souveraineté italienne. Le col perd alors sa valeur stratégique, mais gagne une nouvelle destinée : celle de devenir un symbole de conquête sportive et mécanique.

    Le théâtre de la « guerre blanche »

    Pendant la Grande Guerre, le Stelvio est au cœur d’un front extrême : celui de la « guerre blanche ». Les troupes italiennes et austro-hongroises s’affrontent sur ces glaciers d’altitude, dans un enfer de neige et de glace. Les échanges d’artillerie sont si proches de la frontière suisse que les deux camps durent s’entendre : tirer uniquement selon des angles prédéfinis pour éviter que les obus ne tombent en territoire neutre. Une singularité tragique, qui ajoute encore à la légende du lieu.

    Des courses de côte aux rallyes mythiques

    Malgré sa renommée, le Stelvio n’a jamais été un haut lieu du sport automobile comme le Nürburgring ou Pikes Peak. Il a pourtant accueilli entre 1926 et 1939 la Corsa Internazionale dello Stelvio, une spectaculaire course de côte, et reste associé à des épreuves de longue haleine comme le Liège-Rome-Liège ou le Liège-Brescia-Liège. Côté cyclisme, son histoire s’écrit depuis 1953 avec le Giro d’Italia, dont il constitue régulièrement l’un des juges de paix.

    Mais l’automobile a toujours su s’y ménager une place. Jeremy Clarkson et ses compères de Top Gear y ont tourné une séquence restée célèbre, consacrant le Stelvio comme « la plus belle route du monde ». Alfa Romeo a baptisé son SUV du nom du col – même si la présentation initialement prévue sur place dut être délocalisée… faute d’accès, bloqué par la neige. Moto Guzzi a suivi la même logique, avec un trail routier portant fièrement l’écusson « Stelvio ».

    Les anecdotes de légendes

    Si le Stelvio attire chaque année des milliers de passionnés, certains y ont écrit des histoires hors normes. L’Américain Bobby Unser, triple vainqueur des 500 Miles d’Indianapolis et recordman de Pikes Peak, participa en 1990 au Pirelli Classic Marathon. Au volant d’une Jaguar Type E préparée par Lister, il réalisa l’ascension une minute plus vite que tous ses concurrents. L’exploit aurait été parfait… sans une rencontre malheureuse avec un bus scolaire en travers d’un village.
    Plus modestement, nombre d’amateurs y ont laissé des souvenirs mémorables. Comme ce Triumph TR3a de rallye historique, qui surchauffa trois fois en plein 15 août italien derrière un antique autocar fumant, décoré d’un sticker « One Life, Live It ». Ou encore ces motards allemands dont les BMW GS s’allongèrent au sol dans une épingle, relevées par une bande de Londoniens en Vespa. Le Stelvio, c’est un théâtre permanent, mélange de drame mécanique et de comédie humaine.

    Une route surpeuplée mais unique

    Selon les comptages, le col comporte entre 75 et 88 virages en épingle, surtout resserrés sur le versant nord. En plein été, c’est une procession ininterrompue de voitures de sport, de camping-cars, de cyclistes haletants et de motards intrépides. On y croise aussi bien des supercars rugissantes que des caravanes en trois points, des Minis anciennes par dizaines, ou… un muskrat surgissant de nulle part pour disparaître tel la taupe des Thunderbirds.
    L’expérience reste marquante, à condition de s’y préparer. Les 30 % d’oxygène en moins sollicitent autant les moteurs que les poumons. Les freins chauffent, les radiateurs bouillent, les conducteurs s’impatientent. Et au sommet, le charme est parfois terni par les parkings saturés et les boutiques à souvenirs. Le vrai secret consiste à s’arrêter un peu plus bas, dans l’une des auberges discrètes aux vues imprenables, bien plus authentiques que le tumulte du col.

    Les règles d’or pour un Stelvio réussi

    Les habitués le répètent : le Stelvio se mérite. Avant de s’élancer, il faut respecter quelques règles simples. Vérifier que le col est bien ouvert, partir à l’aube pour éviter les embouteillages, prévoir des vêtements chauds, faire le plein, et accepter l’imprévu – du bus qui bloque la route au cycliste qui chute juste devant vous. On ne va pas au Stelvio pour chasser le chrono, mais pour embrasser une expérience totale. Et si l’on veut vraiment retrouver la magie des pionniers, mieux vaut partir tôt, au lever du soleil, lorsque le silence règne encore sur les 48 épingles du versant nord.

    Deux siècles d’histoire et d’imaginaire

    Deux cents ans après son inauguration, le Stelvio demeure bien plus qu’une route : un mythe. Il concentre en lui l’audace de ses bâtisseurs, la rudesse des guerres alpines, la passion des cyclistes et l’imaginaire des automobilistes. Pour les uns, c’est une torture mécanique, pour les autres une apothéose du voyage. Tous, pourtant, repartent avec la même impression : avoir franchi un monument.

    Alors joyeux anniversaire, Stelvio. Et que tes virages continuent d’envoûter les moteurs comme les âmes.

  • Chrysler Building : quand l’automobile visait les sommets de New York

    Chrysler Building : quand l’automobile visait les sommets de New York

    Symbole de la skyline new-yorkaise, chef-d’œuvre Art déco et fierté éphémère du monde de l’architecture, le Chrysler Building n’est pas seulement un gratte-ciel mythique : il est aussi un monument à la gloire d’une marque automobile. Derrière ses 319 mètres de métal étincelant se cache l’ambition démesurée de Walter P. Chrysler, patron visionnaire qui, en pleine course aux hauteurs à la fin des années 1920, fit ériger un immeuble à la mesure de son empire industriel.

    Pourquoi « Chrysler » ? Une signature dans le ciel

    Lorsque le projet voit le jour en 1928, la ville de New York est le théâtre d’une compétition acharnée entre architectes et magnats pour ériger le plus haut gratte-ciel du monde. Walter Percy Chrysler, alors à la tête de l’une des marques automobiles les plus innovantes et prospères des États-Unis, ne se contente pas de sponsoriser l’édifice : il l’achète, personnellement, pour en faire le siège de son entreprise.

    Le nom n’est pas une simple appellation commerciale. Chrysler voit dans cet immeuble un manifeste : un bâtiment qui porterait son nom bien au-delà des routes, comme un symbole de modernité, de puissance et d’élégance — exactement les valeurs qu’il souhaite associer à ses automobiles. L’idée est claire : faire du Chrysler Building un outil de communication gigantesque, visible par des millions de personnes, dans une époque où la publicité monumentale commence à s’imposer.

    L’architecture automobile : un gratte-ciel qui célèbre la route

    Conçu par l’architecte William Van Alen, le Chrysler Building est un pur produit de l’Art déco, mais il puise directement dans l’univers automobile pour son ornementation. Les célèbres gargouilles en acier inoxydable qui ornent ses angles rappellent les bouchons de radiateur des Chrysler de l’époque, notamment la Plymouth et l’Imperial. Les frises géométriques, elles, évoquent les jantes et les ailettes des capots.

    Son sommet, recouvert de plaques d’acier Nirosta disposées en chevrons, scintille comme la calandre chromée d’une voiture au soleil. Cette référence visuelle renforce le lien entre l’édifice et la marque : le Chrysler Building devient, à sa manière, la plus grande « pièce détachée » jamais construite.

    Une victoire éphémère dans la course au ciel

    Le 27 mai 1930, à son inauguration, le Chrysler Building devient le plus haut immeuble du monde… pour seulement onze mois, avant d’être dépassé par l’Empire State Building. Mais l’essentiel est ailleurs : Chrysler a gravé son nom au sommet de Manhattan, dans une Amérique fascinée par la vitesse, la puissance et le progrès technologique.

    Pendant plusieurs décennies, l’immeuble sert de siège au groupe Chrysler, accueillant ses bureaux et symbolisant son rayonnement international. Pour beaucoup d’Américains, il incarne la réussite de l’industrie automobile nationale — à une époque où Detroit et New York se partagent le leadership économique et culturel.

    Du siège social au patrimoine mondial

    Les temps ont changé. Chrysler a quitté le bâtiment dès les années 1950, et l’édifice est passé entre les mains de divers investisseurs et propriétaires, sans jamais perdre son prestige. Aujourd’hui, le Chrysler Building n’appartient plus à l’entreprise automobile qui lui a donné son nom. Depuis 2019, il est copropriété du fonds d’investissement SIGNA Group (Autriche) et du groupe immobilier RFR Holding (États-Unis).

    Le gratte-ciel reste occupé par des bureaux et, malgré des projets évoqués pour le transformer partiellement en hôtel ou en espace culturel, il conserve sa vocation tertiaire. Classé monument historique depuis 1976, il bénéficie d’une protection qui garantit la préservation de ses détails architecturaux — notamment ses emblématiques ornements inspirés de l’automobile.

    Héritage et image : un Chrysler sans Chrysler

    Le Chrysler Building est devenu bien plus qu’un siège d’entreprise : il est l’un des symboles universels de New York, au même titre que la Statue de la Liberté ou le pont de Brooklyn. Pour Chrysler, la marque automobile, ce lien historique est aujourd’hui surtout patrimonial. L’édifice reste un rappel d’une époque où les constructeurs automobiles n’hésitaient pas à afficher leur puissance bien au-delà du monde de la route, en érigeant des monuments à leur gloire.

    Ironie de l’histoire, l’entreprise Chrysler, désormais intégrée au groupe Stellantis, n’a plus aucun lien direct avec le bâtiment qui porte son nom. Mais pour les passionnés d’automobile comme pour les amateurs d’architecture, le Chrysler Building reste l’exemple parfait de l’époque où l’industrie automobile visait littéralement… les sommets.

  • Rolls-Royce Phantom à 100 ans : un siècle d’art en mouvement

    Rolls-Royce Phantom à 100 ans : un siècle d’art en mouvement

    En 2025, Rolls-Royce célèbre un anniversaire rare dans l’histoire automobile : le centenaire de la Phantom. Plus qu’un simple modèle, cette automobile incarne depuis un siècle le sommet du luxe britannique, mais aussi un pont inattendu entre l’ingénierie et les arts. De Salvador Dalí à Andy Warhol, de la peinture à la sculpture, en passant par la photographie et l’art contemporain, la Phantom n’a cessé de côtoyer les créateurs les plus influents du siècle.

    Chris Brownridge, directeur général de Rolls-Royce Motor Cars, résume cette relation privilégiée :
    « Depuis 100 ans, la Rolls-Royce Phantom évolue dans les mêmes cercles que les plus grands artistes du monde. Symbole d’expression personnelle, elle a souvent participé à des épisodes marquants de la création. Alors que nous fêtons son centenaire, il est temps de revenir sur cet héritage fascinant et sur les personnalités artistiques qui ont façonné son histoire. »

    Un siècle de connivence avec les artistes

    Depuis ses débuts, Rolls-Royce attire les figures majeures de l’art contemporain. Salvador Dalí, Andy Warhol, Henri Matisse, Pablo Picasso, Christian “Bébé” Bérard, Cecil Beaton… tous ont voyagé à bord de modèles de la marque. Dame Laura Knight, première femme admise comme membre à part entière de la Royal Academy of Arts, transforma même sa Rolls-Royce en atelier mobile, peignant depuis son habitacle sur les hippodromes d’Epsom et d’Ascot.

    Les plus grands collectionneurs ont également succombé à l’attrait du constructeur : Jacquelyn de Rothschild, Peggy Guggenheim ou Nelson Rockefeller faisaient partie des propriétaires.

    Mais c’est bien la Phantom, vaisseau amiral de la marque depuis 1925, qui incarne le plus étroitement cette alliance entre luxe et création. En huit générations, elle a été exposée comme une œuvre à part entière, des salles du Saatchi Gallery de Londres au Smithsonian Design Museum de New York, en passant par des galeries indépendantes aux quatre coins du monde.

    Dalí : des choux-fleurs à la Sorbonne

    Difficile d’évoquer le lien entre art et Phantom sans s’attarder sur Salvador Dalí. Le maître du surréalisme, jamais avare de mises en scène extravagantes, en fit un instrument de performance artistique.

    Hiver 1955, Paris. Invité à donner une conférence à la Sorbonne, Dalí décide de frapper fort. Il emprunte une Phantom noire et jaune et la remplit… de 500 kg de choux-fleurs. Après une traversée chaotique de la capitale, il se gare devant l’université, ouvre les portes et laisse dévaler cette avalanche potagère sur le pavé glacé de décembre. L’auditoire de 2 000 personnes se souvient-il de son exposé sur les aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque-critique ? Peu importe : l’entrée en scène restera légendaire.

    Ce n’était pas la seule apparition de la Phantom dans l’univers dalinien. En 1934, dans une illustration pour Les Chants de Maldoror, il représente la voiture figée dans un paysage glacé, image à la fois somptueuse et inquiétante, parfait résumé de sa capacité à marier opulence et absurdité.

    Warhol : le pop art sur quatre roues

    Dalí passait ses hivers à New York, au St Regis Hotel, où il croisa en 1965 un jeune artiste encore intimidé : Andy Warhol. Les deux hommes, que tout semblait destiner à se rencontrer, marquèrent chacun l’art de leur époque.

    Warhol, contrairement à Dalí, posséda sa propre Phantom : un modèle 1937 transformé en shooting brake à la fin des années 1940. Il l’acheta en 1972 à Zurich et la conserva jusqu’en 1978. Pour Rolls-Royce, cette histoire illustre à merveille la capacité de la Phantom à traverser les styles, du surréalisme au pop art.

    Charles Sykes et l’icône immuable

    La connexion entre Rolls-Royce et les arts remonte pourtant encore plus loin. Dès 1911, chaque voiture de la marque arbore la Spirit of Ecstasy, peut-être le plus célèbre emblème automobile au monde. Cette sculpture, née du talent de Charles Robinson Sykes, est directement inspirée par la fluidité et la vitesse ressenties à bord d’une Rolls-Royce.

    Sykes, artiste prolifique, travailla initialement pour la revue The Car Illustrated avant d’être sollicité par Claude Johnson, directeur commercial de la marque, pour réaliser des peintures et finalement imaginer un emblème officiel. Produite artisanalement jusqu’en 1948, la mascotte accompagna toutes les Phantom de l’époque, parfois moulée et finie de la main même de Sykes ou de sa fille Jo.

    Phantom, toile vierge et catalyseur

    En cent ans, la Phantom n’a pas seulement transporté les artistes, elle est devenue un support de création, un objet exposé, une icône réinterprétée. Du délire horticole de Dalí à la flamboyance pop de Warhol, en passant par l’élégance intemporelle de la Spirit of Ecstasy, elle a prouvé qu’une automobile pouvait transcender sa fonction première pour devenir un acteur à part entière de l’histoire de l’art.

    À l’aube de son deuxième siècle, la Phantom reste pour les créateurs une double promesse : celle d’un moyen d’expression personnel et intemporel, et celle d’un objet de contemplation chargé de sens.

  • Il y a cent ans, Citroën illuminait la Tour Eiffel : la plus grande publicité lumineuse du monde

    Il y a cent ans, Citroën illuminait la Tour Eiffel : la plus grande publicité lumineuse du monde

    Paris, été 1925. Alors que la capitale s’apprête à briller de mille feux pour l’Exposition internationale des Arts Décoratifs, un nom éclaire la nuit. CITROËN. En lettres de feu de 20 mètres de haut, le constructeur automobile s’empare littéralement de la Tour Eiffel, transformant le monument le plus emblématique de France en un totem publicitaire sans précédent. Une audace technique, artistique et marketing inégalée, qui fête cette année son centenaire.

    Citroën, la démesure pour ADN

    André Citroën n’est pas un industriel comme les autres. En un peu plus d’une décennie, il révolutionne la production automobile en France, impose son nom comme une marque à part entière – chose rare à l’époque – et forge son image autour de l’innovation, de la conquête et de l’avant-garde. L’Exposition des Arts Décoratifs, qui s’ouvre à Paris en avril 1925, constitue une vitrine rêvée pour affirmer cette modernité.

    Mais Citroën ne veut pas seulement être présent sur les stands du Grand Palais ou de l’Esplanade des Invalides. Il veut frapper les esprits. Marquer l’époque. Et pour cela, il mise sur l’emblème ultime du Paris moderne : la Tour Eiffel.

    Jacopozzi, l’ingénieur de l’illusion

    L’homme à qui Citroën confie ce projet fou est Fernand Jacopozzi, un ingénieur d’origine italienne devenu le maître incontesté de l’éclairage urbain. Révélé durant la Première Guerre mondiale par ses trompe-l’œil lumineux destinés à leurrer l’aviation allemande avec un « faux Paris » entre Villepinte et Sevran, Jacopozzi s’est reconverti après l’Armistice dans la mise en lumière des grands bâtiments de la capitale.

    En 1925, il rêve d’habiller la Tour Eiffel de lumière, mais se heurte aux réticences des pouvoirs publics et à la frilosité des industriels. Louis Renault décline. Les grandes entreprises françaises passent leur tour. Citroën, d’abord hésitant, finit par se laisser convaincre par la portée symbolique d’un tel geste. À condition que le nom de la marque soit visible. Et gigantesque.

    Une prouesse technique

    Les travaux commencent en mai 1925. En six semaines seulement, Jacopozzi et ses équipes transforment la Dame de fer en cathédrale électrique. 250 000 ampoules de six couleurs différentes sont installées sur trois des quatre faces de la Tour, pour éviter toute interférence avec les antennes de transmission. Les lettres CITROËN, conçues dans un style Art déco affirmé, mesurent 20 mètres de haut chacune. Elles scintillent chaque soir, visibles jusqu’à 40 kilomètres à la ronde.

    Pour acheminer l’électricité, un canal souterrain de 400 mètres est creusé afin d’y loger 32 câbles haute tension. Une station électrique est construite pour l’occasion, équipée de 14 transformateurs. L’ensemble du dispositif pèse 25 tonnes. Pour l’installation, on fait appel à des gabiers de la Marine nationale et à des acrobates de cirque, capables d’évoluer sans filet sur la structure métallique.

    L’inauguration a lieu le 4 juillet 1925 à 22 heures. Dès la première illumination, c’est un choc. La foule massée au Trocadéro acclame cette vision futuriste d’un Paris devenu capitale mondiale de la modernité industrielle.

    Un coup de pub planétaire

    Ce qui devait être une opération ponctuelle devient un rendez-vous annuel. Chaque nouvelle édition de l’illumination met en avant un modèle de la gamme Citroën : la B14, la C6, la C4 puis la Traction Avant en 1934. Les animations se complexifient. En 1928, les lettres CITROËN alternent avec des figures graphiques mouvantes. En 1933, une horloge géante de 20 mètres de diamètre est ajoutée, suivie en 1934 d’un thermomètre lumineux capable d’afficher la température ambiante à un degré près.

    Citroën pousse même l’audace jusqu’à s’inscrire dans l’histoire : en 1927, c’est l’éclairage de la Tour Eiffel qui guide Charles Lindbergh au terme de sa traversée de l’Atlantique. L’aviateur américain, accueilli en héros à Paris, salue André Citroën lors d’une réception donnée au quai de Javel. La boucle est bouclée.

    Un investissement colossal… mais rentable

    Officiellement, l’éclairage coûtait à Citroën environ un million de francs par an – une somme astronomique pour l’époque. Mais le retour sur investissement est inestimable. La marque devient un phénomène de société. Elle incarne le progrès, l’audace, la vitesse et la France moderne. Elle est la première à comprendre que l’automobile n’est pas qu’un objet mécanique, mais aussi un symbole culturel et émotionnel.

    La Ville de Paris, d’abord bienveillante, augmente progressivement les taxes liées à cette publicité géante. En 1926, la redevance est multipliée par six. En 1932, le ton se durcit. Mais Citroën tient bon, jusqu’à ce que les difficultés financières, puis le rachat par Michelin en 1935, mettent un terme à l’opération.

    Pendant dix ans, Citroën aura inscrit son nom dans le ciel de Paris, chaque soir, de la tombée de la nuit à minuit. Une décennie durant laquelle la Tour Eiffel fut autant un monument qu’un média.

    L’héritage Jacopozzi

    Après la disparition de cette illumination légendaire, le souvenir reste vivace. En 2009, pour le lancement de la troisième génération de C3, Citroën finance un spectacle son et lumière sur la Tour Eiffel, inspiré de l’œuvre de Jacopozzi. Mais cette fois, le nom de la marque est soigneusement évité : la publicité directe sur le monument est désormais interdite.

    Le PSG, en 2017, a brièvement affiché le visage de Neymar sur un écran géant sous le premier étage. Mais cette tentative de récupération commerciale n’a pas la puissance symbolique de l’œuvre de Citroën.

    Aujourd’hui encore, le record de la plus grande publicité lumineuse jamais réalisée reste attribué à cette épopée des années 1920-30. Et Citroën peut s’enorgueillir d’avoir été non seulement un constructeur automobile, mais un pionnier du marketing visuel et de la communication de marque.

    Une leçon de vision

    Cent ans plus tard, l’histoire de la Tour Eiffel Citroën résonne comme une leçon. Elle rappelle qu’une marque forte ne se contente pas de vendre des produits. Elle construit un imaginaire. Elle ose l’exceptionnel. Et parfois, elle écrit son nom dans le ciel.