La naissance de Jeep : le jour où la guerre inventa une icône

À la croisée des nécessités militaires et de l’ingéniosité industrielle, la Seconde Guerre mondiale accoucha d’un véhicule appelé à devenir l’un des plus grands symboles de la liberté : la Jeep. Retour sur la genèse mouvementée d’un engin qui a changé l’histoire, bien au-delà des champs de bataille.


Le besoin : une armée cherche sa monture

À la fin des années 1930, les États-Unis savent que la guerre en Europe risque de les rattraper. L’armée américaine, alors largement sous-équipée, commence à moderniser sa logistique. Les chevaux sont encore nombreux, les voitures de commandement sont peu adaptées aux terrains difficiles, et aucun véhicule ne répond au besoin d’un engin léger, tout-terrain, maniable, rustique, capable de transporter hommes et matériel au cœur du combat.

En juin 1940, alors que la France vient de tomber et que la Blitzkrieg inquiète les stratèges du Pentagone, l’U.S. Army Ordnance Corps lance un appel d’offres express. Les exigences sont précises : un véhicule à quatre roues motrices, pesant moins de 590 kg, capable de transporter trois hommes, avec une garde au sol minimale, une capacité de remorquage, et une vitesse de pointe de 80 km/h.

Mais surtout, le délai est démentiel : les constructeurs intéressés ont 11 jours pour proposer un prototype, 49 jours pour en construire un, et 75 jours pour livrer 70 véhicules de présérie. À l’heure où l’on conçoit aujourd’hui un SUV en trois ans, l’ampleur du défi paraît irréaliste.

Le miracle Bantam

C’est une petite entreprise, l’American Bantam Car Company, installée à Butler, en Pennsylvanie, qui s’attelle la première au projet. Bantam n’a ni les moyens ni l’envergure des géants comme Ford ou General Motors, mais son patron, Frank Fenn, sent l’occasion unique. Il recrute un ingénieur de génie : Karl Probst, qui accepte de travailler bénévolement au début pour sauver les délais.

En quelques jours, Probst dessine un châssis simple, une carrosserie aux lignes strictement fonctionnelles, et récupère des composants de modèles existants. Le Bantam Reconnaissance Car (BRC) naît en septembre 1940, pile dans les temps. C’est une petite boîte à roulettes, haute sur pattes, avec des ailes découpées à l’emporte-pièce et une calandre verticale. Rustique, mais efficace.

L’armée est impressionnée… mais sceptique. Bantam est trop petit pour produire en masse. Alors, dans un geste qui aujourd’hui ferait hurler tous les services juridiques, elle transmet les plans de Bantam à d’autres constructeurs.

Willys et Ford entrent en scène

Deux industriels répondent à l’appel : Willys-Overland, un constructeur basé à Toledo (Ohio), et Ford Motor Company. Tous deux développent leur propre version du véhicule, sur la base des plans Bantam, mais chacun y ajoute des modifications.

Willys propose son Quad, plus puissant grâce à son moteur “Go-Devil” de 60 chevaux, bien au-delà des 40 chevaux des concurrents. Ford de son côté mise sur sa capacité industrielle et la rationalisation. Son prototype s’appelle Pygmy, puis GP (General Purpose).

Après une évaluation intensive, l’armée tranche : c’est Willys qui remporte le contrat, mais avec une condition : Ford devra aussi produire des Jeep, sous licence Willys, pour répondre aux besoins colossaux du front.

Naissance d’un nom mythique

Willys rebaptise son prototype MB (pour “Model B”). Ford l’appelle GPW (G pour Government, P pour 80 pouces d’empattement, W pour Willys). Mais dans les tranchées, personne ne prononce ces lettres. Les soldats surnomment rapidement l’engin “Jeep”.

L’origine du mot fait débat. Certains y voient une contraction phonétique de “GP”, d’autres font référence au personnage de bande dessinée Eugene the Jeep, un animal magique dans Popeye capable d’aller partout — tout comme ce petit 4×4.

Quoi qu’il en soit, le nom s’impose sur le terrain. Dès 1942, Willys l’adopte officiellement. La Jeep est née.

Le 4×4 qui a changé la guerre

Entre 1941 et 1945, plus de 640 000 Jeep sont produites, dont environ 280 000 par Ford. C’est, avec le camion Dodge WC, l’un des véhicules les plus emblématiques du conflit. On la voit partout : en Afrique du Nord, en Normandie, dans la jungle birmane, sur les plages du Pacifique.

Elle transporte les officiers, tire les canons, évacue les blessés, sert même de base pour des lances-roquettes ou des cabines radio. Eisenhower, commandant en chef des forces alliées, déclarera : « Les États-Unis ont pu remporter la guerre grâce à trois armes : la Jeep, le Dakota, et la bombe atomique. »

Robuste, réparable sur le terrain avec un fil de fer, capable d’escalader un talus ou de traverser un ruisseau, la Jeep devient bien plus qu’un véhicule. Elle incarne la mobilité de la guerre moderne, l’adaptabilité, et la liberté.

L’après-guerre : l’invention du tout-terrain civil

Dès 1945, Willys comprend le potentiel civil de son véhicule. Sous le nom de CJ-2A (Civilian Jeep), elle commercialise une version presque identique, peinte en vert forêt, équipée d’un attelage. L’idée : faire de la Jeep l’outil des fermiers, des forestiers, des ingénieurs. Le slogan : “The All-Around Farm Workhorse.”

Mais la Jeep attire aussi une autre clientèle, en quête de liberté, d’exploration, de défrichement. Elle devient peu à peu l’ancêtre du 4×4 de loisir, bien avant les Land Rover, Toyota Land Cruiser et autres SUV modernes.

Willys tentera d’en faire une marque à part entière — ce qu’elle deviendra réellement bien plus tard, sous l’égide d’AMC, puis de Chrysler, puis de Stellantis.

Une légende vivante

Aujourd’hui encore, le design originel de la Jeep transparaît dans les traits du Wrangler, du Cherokee, du Compass, du Renegade ou du plus petit Jeep Avenger. La calandre à sept fentes verticales, les ailes découpées, le pare-brise rabattable : tout cela vient de la Willys MB. Même le nom “Rubicon” utilisé sur les versions extrêmes du Wrangler fait référence à un sentier de montagne américain, mais aussi, symboliquement, au point de non-retour : comme César franchissant le Rubicon, la Jeep a traversé l’histoire en la bousculant.

De véhicule de guerre improvisé, elle est devenue symbole de liberté, de résistance, de robustesse. Là où les routes s’arrêtent, la Jeep commence.