L’art de la couverture selon Road & Track

Dans un paysage médiatique saturé d’images tapageuses et d’algorithmes dictant la lisibilité, Road & Track continue de cultiver un art oublié : celui de la couverture pensée, construite, éditorialisée. Depuis sa refonte en 2020 en format grand luxe trimestriel, le vénérable magazine américain s’est engagé dans une démarche esthétique ambitieuse qui fait de chaque numéro un objet à part entière, à mi-chemin entre la presse et le livre de collection. Le succès de cette approche n’est pas dû au hasard : chaque couverture est le fruit d’un travail de direction artistique rigoureux et d’une vision éditoriale assumée.

Le choc visuel comme promesse

Ce qui frappe d’abord, c’est la capacité de Road & Track à créer des couvertures qui suscitent à la fois l’émotion et la curiosité. Contrairement à d’autres titres plus traditionnels, qui empilent les superlatifs et multiplient les accroches racoleuses, R&T joue la carte du minimalisme graphique : un visuel fort, souvent centré sur une voiture ou une scène évocatrice, un logo en lettrage sobre, parfois même discret, et un unique titre, parfois même absent. Tout est question d’équilibre entre tension visuelle et respiration typographique.

Le choix des photos ou des illustrations n’obéit pas à une logique publicitaire, mais à une narration. Ainsi, chaque image de couverture fonctionne comme une ouverture de chapitre : elle annonce une ambiance, une époque, une idée. Que ce soit une Porsche 911 prise au petit matin dans les collines de Californie, une Countach sur fond de néons ou une Bugatti Chiron évoquant un manifeste d’ingénierie, l’intention est toujours de raconter une histoire au premier regard.

Une direction artistique éditorialisée

Derrière cette cohérence visuelle se cache la vision du directeur artistique, Scott Olivares, qui supervise l’identité du magazine depuis sa transformation. Diplômé en beaux-arts et photographe à ses heures, Olivares conçoit chaque numéro comme un album thématique. La couverture devient alors une pièce centrale, pensée en lien direct avec le contenu principal, souvent un grand dossier sur une marque, une époque ou une figure mythique de l’automobile.

Les séances photo sont menées avec une approche quasi cinématographique : lumière naturelle ou recréée, décors choisis avec soin, véhicules sélectionnés pour leur histoire ou leur rareté. La postproduction est minimale, l’objectif étant de préserver l’authenticité du sujet. Le choix du papier et le vernis sélectif renforcent encore la dimension tactile de l’objet. Car ici, l’expérience du lecteur commence avant même l’ouverture du magazine.

Des références puisées dans la culture automobile et au-delà

Road & Track assume pleinement une inspiration transversale, puisant autant dans les codes du design automobile que dans ceux de la photographie contemporaine ou de l’édition artistique. Certains numéros rendent hommage à des œuvres de William Eggleston ou de Stephen Shore, d’autres évoquent l’univers graphique du National Geographic ou des publications japonaises comme ENGINE ou カーグラフィック.

Le magazine évite ainsi l’écueil du simple esthétisme pour atteindre une vraie densité culturelle. Dans une époque où les visuels sont le plus souvent dictés par les impératifs du SEO ou des clics sur les réseaux sociaux, R&T choisit de produire des images pérennes, qui tiennent la distance. Chaque couverture devient ainsi une forme de manifeste silencieux pour une presse automobile haut de gamme, exigeante, presque intemporelle.

Un modèle viable ?

Ce positionnement n’est pas sans conséquences sur le modèle économique du magazine. Tiré à quelques dizaines de milliers d’exemplaires seulement, vendu à prix élevé (99 dollars l’abonnement annuel), Road & Track s’adresse à un public trié sur le volet, composé d’amateurs éclairés, de collectionneurs et de professionnels de l’automobile. Ce choix de niche permet une plus grande liberté éditoriale, loin des pressions publicitaires classiques. Certaines marques automobiles ne s’y trompent d’ailleurs pas : figurer dans un dossier de Road & Track devient une forme de reconnaissance esthétique et culturelle, plus précieuse qu’un simple placement produit.

L’objet comme déclaration

Au fond, ce que Road & Track réussit à faire avec ses couvertures, c’est à réaffirmer une idée simple mais de plus en plus rare : un magazine peut encore être un objet de désir. Dans un monde saturé d’images instantanées et d’informations périssables, la couverture devient une porte d’entrée vers un autre rythme, une autre manière de parler d’automobile. Ni passéiste ni futuriste, mais fondamentalement exigeante.

Et à chaque nouveau numéro, on se surprend à se demander non pas quelle voiture est à l’essai, mais quelle image va nous surprendre. Une attente presque analogue à celle des amoureux de vinyles ou de livres rares. L’automobile n’est plus seulement un sujet : elle devient matière à création.