Catégorie : Histoire & Culture

  • Rolls-Royce Phantom : cent ans au rythme de la musique

    Rolls-Royce Phantom : cent ans au rythme de la musique

    Il y a des voitures qui traversent l’histoire en silence, et d’autres qui l’écrivent en musique. Depuis cent ans, la Rolls-Royce Phantom est indissociable du monde artistique et en particulier de la scène musicale, des big bands de l’entre-deux-guerres aux stars du rap et du R&B contemporains. À travers huit générations et un siècle d’évolution, la Phantom s’est imposée non seulement comme le sommet de l’automobile de luxe, mais aussi comme une toile vierge où les musiciens les plus créatifs ont projeté leur identité.

    « De l’âge d’or d’Hollywood à l’ascension du hip-hop, les artistes ont utilisé la Phantom pour affirmer leur personnalité et bousculer les conventions. Leurs voitures sont devenues des icônes à part entière », résume Chris Brownridge, directeur général de Rolls-Royce Motor Cars. L’histoire de la Phantom se lit donc comme une discographie parallèle, où chaque génération trouve son rythme et ses musiciens.

    Des premières notes à Hollywood

    Bien avant que le rock ou le rap ne s’approprient le mythe Rolls-Royce, les pionniers du jazz et de la chanson avaient déjà adopté la Phantom comme symbole d’élégance et de réussite. Duke Ellington, Fred Astaire, Count Basie, Ravi Shankar, Édith Piaf ou encore Sam Cooke ont tous roulé dans une Rolls, inscrivant la marque dans l’imaginaire collectif comme le véhicule ultime des artistes.

    En 1930, Marlene Dietrich débarque à Hollywood auréolée de son rôle dans L’Ange bleu. Paramount lui offre alors une Phantom I verte pour son arrivée sur le tournage de Morocco. Plus qu’un simple moyen de transport, la voiture devient un personnage de cinéma, immortalisé dans les dernières scènes du film et ses photos promotionnelles. Déjà, la Phantom s’impose comme un prolongement de la mise en scène.

    Rock ‘n’ roll et extravagance

    Dans les années 1950 et 1960, le rock transforme la Phantom en instrument de liberté. Elvis Presley, au sommet de sa carrière, commande en 1963 une Phantom V Midnight Blue truffée de détails sur mesure : micro embarqué, bloc-notes intégré à l’accoudoir, miroir et brosse à vêtements. Anecdote savoureuse : la carrosserie miroitante attire les poules de sa mère, qui picorent frénétiquement leur reflet. Pour éviter les éclats, Elvis finit par faire repeindre sa voiture en bleu clair métallisé.

    John Lennon va encore plus loin. En 1964, il s’offre une Phantom V noire intégrale, équipée d’un bar et d’une télévision. Trois ans plus tard, à l’heure de Sgt Pepper’s, il fait repeindre la voiture en jaune éclatant, décorée de motifs psychédéliques peints à la main. Pour les jeunes, c’est l’incarnation de l’« été de l’amour » ; pour les conservateurs, un sacrilège. Lorsqu’elle est vendue en 1985, cette Phantom devient la pièce de rock memorabilia la plus chère de l’histoire, adjugée plus de 2,2 millions de dollars. Lennon possédera aussi une autre Phantom V, entièrement blanche, en accord avec son esthétique minimaliste des années Yoko Ono, équipée d’un tourne-disque, d’un téléphone et d’un téléviseur.

    Extravagances et showmanship

    La Phantom attire aussi ceux qui ont fait de la démesure une signature. Liberace, pianiste flamboyant surnommé « Mr Showmanship », fit recouvrir sa Phantom V de milliers de miroirs pour en faire un accessoire de scène. Plus tard, Elton John – grand admirateur de Liberace – suivra la même voie. Dans les années 1970, il multiplie les Phantoms personnalisées : une Phantom VI avec installation audio si puissante que la lunette arrière devait être renforcée, une Phantom bicolore rose et blanche offerte à son percussionniste Ray Cooper… Cette dernière fera même un retour en musique en 2020, lorsque Damon Albarn et Gorillaz invitent Elton John sur le morceau The Pink Phantom.

    Les mythes du rock

    Le nom de Rolls-Royce est aussi associé aux excès les plus célèbres du rock. Keith Moon, batteur des Who, est censé avoir précipité une Rolls-Royce dans la piscine d’un hôtel lors de son 21ᵉ anniversaire. La véracité de l’anecdote reste floue, mais la légende est si puissante qu’elle fait désormais partie intégrante de l’imagerie rock. Pour marquer le centenaire de la Phantom, Rolls-Royce a d’ailleurs recréé la scène en immergeant une coque de Phantom à la piscine Art déco de Tinside Lido, à Plymouth, un lieu immortalisé par les Beatles en 1967 lors du tournage de Magical Mystery Tour.

    Du rap aux étoiles

    Avec l’essor du hip-hop, la Phantom a trouvé un nouvel écho. Depuis le début des années 2000, la marque est devenue la plus citée dans les paroles de chansons. Pharrell Williams et Snoop Dogg installent une Phantom VII dans le clip de Drop It Like It’s Hot en 2004, Lil Wayne en met une sur la pochette de Tha Carter II, tandis que 50 Cent immortalise son cabriolet Phantom Drophead Coupé dans la série Entourage. Plus qu’un simple objet de luxe, la Rolls devient symbole de réussite et instrument de narration.

    Un détail de design est devenu culte : le Starlight Headliner, ciel de toit constellé de fibres optiques, largement repris dans les lyrics sous l’expression « stars in the roof ». Preuve que, dans la culture urbaine, la Phantom n’est pas seulement une voiture : c’est un univers en soi.

    Une icône qui joue toujours

    Cent ans après sa naissance, la Phantom conserve une place unique dans l’histoire de la musique. Du jazz aux beats du hip-hop, elle a traversé les genres et les époques, toujours choisie par ceux qui voulaient marquer leur temps. Plus qu’une automobile, elle est un symbole : celui du succès, de la créativité et de l’expression personnelle.

    Alors que la Phantom entame son deuxième siècle, elle reste fidèle à cette mission : incarner le luxe absolu, tout en offrant à ceux qui l’adoptent un espace d’expression. Une Rolls-Royce ne se contente pas de transporter ; elle raconte une histoire. Et quand il s’agit de Phantom, cette histoire est souvent musicale.

  • Nuvolari au Nürburgring : l’exploit italien qui fit plier le Reich

    Nuvolari au Nürburgring : l’exploit italien qui fit plier le Reich

    90 ans après la plus incroyable victoire d’Alfa Romeo face aux puissances allemandes, cet article rend hommage à un moment de légende du sport automobile : un triomphe technique et humain, sur fond de tension politique et de domination technologique allemande. Le 28 juillet 1935, au Nürburgring, Tazio Nuvolari prouve que la bravoure et le talent peuvent renverser l’ordre établi.

    Le 28 juillet 1935, le Nürburgring n’est pas seulement le théâtre d’un Grand Prix. C’est une arène géopolitique, une vitrine technologique, un affrontement idéologique. L’Allemagne nazie entend imposer sa suprématie à travers ses machines, ses pilotes, son organisation. Mercedes-Benz et Auto Union, soutenues à bout de bras par le régime, alignent des bolides argentés futuristes, forts d’innovations comme le moteur arrière chez Auto Union — une solution qui ne s’imposera en Formule 1 que deux décennies plus tard.

    Face à elles, une équipe italienne jugée dépassée, la Scuderia Ferrari, alors simple structure satellite d’Alfa Romeo, venue avec des Alfa P3 âgées, simplement mises à jour. Des machines rouges, dépassées en tout point… sauf dans les mains d’un homme.

    Tazio Nuvolari a 42 ans. Son corps a connu la guerre, les blessures, les souffrances mécaniques des années 1920. Mais ce 28 juillet, « Nivola » entre dans la légende.

    David contre trois Goliaths argentés

    Sur la grille, la bataille semble perdue d’avance. Les spectateurs allemands — plus de 200 000 — s’attendent à un podium 100 % national. Les Auto Union de Stuck, Rosemeyer et Varzi, les Mercedes de von Brauchitsch, Caracciola et Fagioli, semblent inaccessibles. Le contraste est saisissant dans les stands : carrosseries profilées contre caisses traditionnelles, structures d’État contre artisanat d’élite.

    La course est un calvaire : 500 kilomètres sur la Nordschleife, soit plus de 4 heures d’effort sur ce ruban de 22,8 kilomètres, aussi tortueux que meurtrier. Une épreuve d’endurance autant que de vitesse.

    Dès les premiers tours, les forces en présence se dégagent : Balestrero et Brivio abandonnent, puis Chiron. Seule l’Alfa de Nuvolari reste en lice. Il est seul contre les Allemands.

    Et il attaque.

    Un rythme infernal, un homme transcendé

    Varzi heurte un mécanicien au départ. Rosemeyer sort de la piste. Von Brauchitsch, Caracciola et Rosemeyer imposent un rythme de métronome, tandis que Nuvolari hausse progressivement le ton : 10’57” au tour, puis 10’45”, jusqu’à 10’32” pour signer le meilleur chrono de la course, à près de 130 km/h de moyenne sur cette piste d’un autre temps.

    Lors des ravitaillements au 12e tour, les trois Mercedes repartent avant l’Italien. Mais les pneus de von Brauchitsch se dégradent. Le pilote Mercedes tente de contrôler l’écart, mais Tazio revient, tour après tour. Il reprend jusqu’à 16 secondes par boucle.

    Alfred Neubauer, le célèbre patron de Mercedes, panique. Il multiplie les signaux à son pilote. Rien n’y fait. Nuvolari grignote l’écart, second après second.

    Le dernier tour de la légende

    À l’entame du dernier tour, von Brauchitsch compte encore 30 secondes d’avance. Mais son pneu arrière cède. À neuf kilomètres de l’arrivée, au niveau du Karussell, les commissaires voient passer… Nuvolari. Le silence s’installe dans les tribunes. Puis la clameur explose.

    L’Italien franchit la ligne le poing levé, sous les yeux incrédules d’un public médusé.

    Une victoire impensable. Dérangeante. Une Alfa Romeo rouge dans l’antre du national-socialisme. Un héros moustachu de 42 ans, au volant d’une machine d’un autre temps, qui vient de défier la logique industrielle, les pronostics politiques et la toute-puissance technologique du Reich.

    Une défaite intolérable… un mythe éternel

    Il faudra du temps aux autorités allemandes pour digérer l’affront. Certains prétendront qu’Hitler en personne aurait refusé de remettre la coupe. Nuvolari, dit-on, sortira un petit drapeau italien de sa poche pour le brandir seul sur le podium. D’autres parlent d’un trophée expédié par la poste.

    Les détails comptent peu face à la portée symbolique du geste. Cette victoire est sans doute la plus éclatante de l’histoire d’Alfa Romeo. Elle ancre le nom de Nuvolari dans la légende, comme celui d’un pilote capable de transcender la mécanique, les conditions, et même l’époque.

  • La fin de la voiture mondiale

    La fin de la voiture mondiale

    Pendant plusieurs décennies, l’industrie automobile a couru après un idéal : celui de la voiture mondiale. Un même modèle, vendu sur tous les marchés, avec des composants standardisés et des plateformes communes, produit de manière interchangeable d’un continent à l’autre. Cette vision, portée notamment par les constructeurs japonais dans les années 1980 puis par les groupes mondiaux tels que General Motors, Volkswagen ou Toyota, promettait des économies d’échelle, une meilleure rentabilité et une rationalisation logistique. Aujourd’hui, cet idéal semble avoir vécu.

    Une mondialisation à bout de souffle

    La voiture mondiale, c’est la Toyota Corolla assemblée dans vingt pays différents, la Ford Focus qui fut un temps identique aux États-Unis et en Europe, ou encore la Volkswagen Golf conçue pour satisfaire à la fois les clients allemands, chinois et brésiliens. Dans les années 1990 et 2000, les plateformes globales ont permis aux groupes automobiles de maximiser leur présence sur les marchés en simplifiant les développements techniques et en optimisant les usines. Mais cette approche s’est progressivement heurtée à des réalités plus complexes.

    D’un côté, les clients ont continué d’exprimer des préférences locales : un conducteur chinois ne veut pas nécessairement le même habitacle qu’un Européen, et un pick-up américain ne se conçoit pas sur les standards d’un utilitaire japonais. De l’autre, les réglementations se sont durcies et différenciées, en particulier en matière d’émissions, de sécurité et d’équipement technologique.

    La revanche du local

    Les crises récentes ont accéléré une prise de conscience. La pandémie de COVID-19, les tensions sino-américaines, la guerre en Ukraine, la montée des tarifs douaniers et les fragilités des chaînes d’approvisionnement ont mis à mal la logique de production dispersée. À cela s’ajoutent des incitations fiscales très localisées, à l’image de l’Inflation Reduction Act américain qui subventionne généreusement la production d’électriques sur le sol des États-Unis.

    Les constructeurs ont donc changé d’approche. Ils cherchent désormais à produire au plus près de leurs marchés, à relocaliser certaines fonctions industrielles, et à adapter leur offre en fonction des spécificités régionales. Volvo assemble des XC60 en Suède pour l’Europe et en Chine pour l’Asie. Volkswagen travaille avec Xpeng pour concevoir des voitures destinées uniquement au marché chinois. Stellantis développe des modèles spécifiques pour l’Amérique du Sud. Et Ford a définitivement tourné la page des petites voitures en Europe pour se recentrer sur une offre plus ciblée.

    Une logique économique, mais aussi stratégique

    Produire localement, ce n’est pas seulement une réponse à la géopolitique ou aux incitations fiscales. C’est aussi une façon de mieux répondre aux attentes des clients. En Chine, par exemple, l’appétence pour les écrans géants, les assistants vocaux et les mises à jour à distance impose une électronique embarquée différente de celle qu’on retrouve dans une Peugeot européenne ou une Dodge mexicaine.

    La montée en puissance des véhicules électriques renforce ce besoin d’adaptation. Les réseaux de recharge, les comportements d’usage, les types de trajets et les politiques d’aide varient considérablement d’un pays à l’autre. Une compacte à batterie de 40 kWh peut être pertinente en Italie, mais inutile dans les grandes plaines américaines.

    Le retour des « régions automobiles »

    Il faut aussi noter que cette tendance remet à l’honneur des zones historiques de production. Le Sud des États-Unis, autrefois marginal dans l’industrie, est devenu un nouveau cœur industriel avec Tesla au Texas, Volkswagen au Tennessee, BMW en Caroline du Sud et Hyundai en Géorgie. L’Europe réinvestit la Slovaquie, la Pologne et l’Espagne, tandis que la Chine pousse à une production nationale encore plus intégrée.

    Cette régionalisation n’annonce pas nécessairement la fin des groupes mondiaux, mais elle pousse à une organisation plus polycentrique. Chaque grande région — Amérique du Nord, Europe, Chine, Asie du Sud-Est — tend à devenir autonome en conception, production et distribution.

    La voiture mondiale est-elle morte ?

    Pas tout à fait. Certains véhicules continueront à jouer un rôle global, à l’image de la Toyota Yaris Cross, produite au Japon, en France et au Brésil, le nouveau Jeep Compass qui sera produit en Italie et aux Etats-Unis, ou des modèles haut de gamme comme les Porsche ou les Rolls-Royce qui gardent un prestige transnational. Mais ils ne représentent plus la norme.

    Ce n’est plus l’uniformité qui guide l’industrie, mais l’agilité. Adapter ses produits, ses sites et ses stratégies à la réalité du terrain. L’époque où une Citroën C-Elysée ou une Chevrolet Aveo pouvait prétendre à séduire à la fois des conducteurs de Wuhan, de Varsovie et de Montevideo semble révolue.

    Le retour à une logique régionale signe donc une rupture. Après des années de quête d’un modèle unique pour tous, l’industrie automobile redécouvre l’intérêt de la diversité. Une diversité qui, à défaut de simplifier les opérations, ouvre peut-être la voie à une meilleure compréhension des besoins des automobilistes. Ce qui, après tout, reste l’essence même du métier.

  • Nick Mason, la batterie dans le sang, l’huile dans les veines

    Nick Mason, la batterie dans le sang, l’huile dans les veines

    On le connaît comme le discret batteur de Pink Floyd. Mais Nick Mason est bien plus qu’un simple musicien de l’ombre. Depuis plus d’un demi-siècle, il conjugue deux passions avec une intensité rare : la musique psychédélique et la mécanique de compétition. À 80 ans passés, l’homme possède sans doute l’un des plus beaux garages privés d’Angleterre, où les Ferrari d’avant-guerre croisent des prototypes du Mans. Une collection à son image : exigeante, élégante et pétrie d’histoire.

    Un gentleman driver né à Birmingham

    Fils d’un réalisateur de documentaires automobiles — Bill Mason, caméraman régulier du RAC Tourist Trophy et du Grand Prix de Monaco dans les années 50 — Nick Mason baigne très jeune dans l’univers des circuits. Son père filme des épreuves, fréquente l’Auto Union de Neubauer et collectionne déjà des images de Type 35 ou de Bentley Blower à une époque où ces voitures ne sont pas encore considérées comme des trésors.

    Cette influence paternelle le marque à vie. Lorsque Mason fonde Pink Floyd avec Roger Waters et Syd Barrett à Londres au milieu des sixties, l’automobile n’est jamais bien loin. L’argent du succès ne tarde pas à tomber, et c’est vers Maranello que se tourne le premier gros achat du jeune batteur : une Ferrari 275 GTB. Elle deviendra la première d’une longue série.

    Une Ferrari 250 GTO dans le garage

    Nick Mason n’est pas un spéculateur, ni un conservateur de musée. C’est un pilote amateur au sens noble du terme. Il aime rouler. Fort. Il aime comprendre les mécaniques, sentir le mouvement des fluides, dompter les caprices des carburateurs. Il aime aussi partager.

    Au cœur de sa collection — qui regroupe une trentaine d’autos de compétition, toutes en état de marche — trône un joyau absolu : une Ferrari 250 GTO. Châssis n°3757GT. L’un des 36 exemplaires produits entre 1962 et 1964. Mason l’a achetée en 1977 pour 37 000 livres sterling, une somme déjà rondelette à l’époque mais qui ferait sourire aujourd’hui, tant la cote des GTO s’est envolée. Celle de Mason est estimée à plus de 50 millions d’euros. Elle est rouge, d’origine. Il l’a engagée à Goodwood, au Tour Auto, et même dans des courses historiques au Japon.

    Mais l’homme n’est pas dogmatique. Dans son garage, on trouve aussi une Bugatti Type 35B, une Maserati 250F, une McLaren F1 GTR à la livrée Gulf, ou encore une BRM V16, monstre sonore qu’il aime faire hurler devant des foules médusées.

    L’essence d’un style

    Ce qui distingue Nick Mason des autres collectionneurs, c’est sa fidélité à une certaine idée du style. Pas seulement esthétique, mais philosophique. Il entretient ses voitures, les fait rouler, les prête parfois. Il a monté sa propre structure, Ten Tenths (en référence à l’expression anglaise « to drive at ten-tenths », soit à 100 % de ses capacités), pour gérer et préparer ses autos. Il a aussi été fidèle pendant longtemps au même mécanicien, Neil Twyman, artisan londonien de la restauration haut de gamme.

    Sa passion ne s’est jamais limitée à l’Italie. Lorsqu’il parle de la Bentley Speed Six ou de l’Aston Martin Ulster, ses yeux brillent autant que lorsqu’il évoque sa Porsche 962. Il admire le génie des ingénieurs d’avant-guerre comme la brutalité raffinée des prototypes des années 80.

    Et surtout, Mason ne sépare jamais totalement sa passion automobile de son univers musical. Sa Ferrari 512 S a même servi dans le film Le Mans avec Steve McQueen. Le lien est organique.

    Le Mans, Silverstone et autres plaisirs

    Nick Mason n’a jamais visé la gloire en compétition, mais il a couru. Beaucoup. En endurance, essentiellement. Il a participé cinq fois aux 24 Heures du Mans entre 1979 et 1984, avec des Lola ou des Rondeau, toujours dans des équipes privées. Son meilleur résultat reste une 18e place au général, mais là n’était pas l’essentiel. Il voulait vivre l’expérience de l’intérieur, sentir le circuit au cœur de la nuit, dans les Hunaudières à fond, avec un V8 derrière l’épaule.

    Outre Le Mans, Mason s’est aligné à Silverstone, Brands Hatch, Spa, ou Daytona. Il est aussi l’un des fidèles du Goodwood Revival et du Festival of Speed, où il se plaît à monter dans ses autos pour des démonstrations plus ou moins sages, toujours élégantes.

    Un ambassadeur bienveillant

    En 2018, Nick Mason a franchi un nouveau pas dans le partage de sa passion en créant un groupe de rock revisitant les classiques de Pink Floyd, intitulé « Nick Mason’s Saucerful of Secrets ». Ce projet parallèle lui a permis de remonter sur scène tout en poursuivant ses activités automobiles.

    Il reste très présent dans la communauté des collectionneurs et pilotes historiques, intervenant dans des documentaires (notamment pour la BBC ou Channel 4), écrivant la préface de nombreux ouvrages ou apparaissant dans les paddocks avec un sourire franc et discret.

    Son livre Into the Red, publié en 1998 et réédité plusieurs fois depuis, est une déclaration d’amour aux voitures anciennes, coécrit avec Mark Hales. On y découvre l’histoire de chaque voiture de sa collection, mais aussi des impressions de conduite sincères, personnelles, sans fioritures.

    Un art de vivre britannique

    Nick Mason incarne une forme d’aristocratie informelle et bienveillante de l’automobile ancienne. Il n’est ni exubérant, ni austère. Juste passionné. Loin des clichés du collectionneur bling-bling ou du nostalgique crispé, il représente un art de vivre à l’anglaise, fait de tweed, de cuir patiné et de moteurs libérés.

    Et dans ce monde qui change, où la voiture ancienne est parfois perçue comme un anachronisme, il prouve que la passion automobile peut être intelligente, responsable et généreuse. Il ne roule pas pour épater, mais pour comprendre, pour ressentir, pour transmettre.

    Alors oui, entre deux reprises de Echoes, il peut bien démarrer une GTO à l’aube dans un paddock encore vide. Et ce son, profond et métallique, répond parfaitement à celui de sa caisse claire. Un écho. Une vibration. Une autre forme de rythme.

  • Raymond Loewy, l’homme qui dessina le XXe siècle

    Raymond Loewy, l’homme qui dessina le XXe siècle

    Retour sur le parcours du Français Raymond Loewy, pionnier du design industriel, qui a façonné aussi bien l’automobile que l’imaginaire collectif.

    Né à Paris le 5 novembre 1893, mort à Monaco le 14 juillet 1986, Raymond Loewy reste l’un des créateurs les plus influents du XXe siècle, bien qu’encore largement sous-estimé dans son pays natal. Si l’on croise ses œuvres quotidiennement – des logos de Shell, BP, Spar ou New Man à la bouteille de Coca-Cola ou au paquet de Lucky Strike – son nom n’évoque pas toujours immédiatement l’automobile. Et pourtant, Loewy a profondément marqué le design automobile américain, notamment par sa collaboration emblématique avec Studebaker.

    Un dessinateur de l’Amérique moderne

    Vétéran de la Première Guerre mondiale décoré de la Croix de guerre, Loewy quitte la France au début des années 1920 pour tenter sa chance aux États-Unis. Il y commence modestement comme illustrateur de mode, avant de faire évoluer sa carrière vers la création industrielle. Très vite, sa signature devient synonyme de modernité, de rationalité esthétique et de séduction fonctionnelle. À partir des années 1930, il impose l’idée que le design n’est pas un luxe mais une nécessité dans l’économie de marché.

    Pour Loewy, « la laideur se vend mal ». Ce principe, il l’appliquera à tout ce qu’il touche : réfrigérateurs, locomotives, paquets de cigarettes… et voitures. Sa méthode, qu’il appelle MAYA (pour Most Advanced Yet Acceptable), consiste à pousser l’innovation tout en restant dans un territoire visuel familier. C’est cette audace tempérée qui fera de lui le « designer de l’American Way of Life », selon l’expression de France Culture.

    Studebaker, l’avant-garde en mouvement

    C’est au volant d’une Studebaker Avanti, lancée en 1962, que l’on comprend le mieux la vision de Loewy pour l’automobile. Cette GT radicalement profilée, sans calandre apparente, dotée d’une ligne fuyante à l’extrême, tranche avec tout ce qui roule sur les routes américaines de l’époque. Dessinée en seulement 40 jours avec une petite équipe de fidèles collaborateurs, l’Avanti est un OVNI esthétique, considéré comme l’un des derniers sursauts créatifs de Studebaker, alors en déclin.

    Mais bien avant l’Avanti, Loewy avait déjà imprimé sa marque chez Studebaker. En 1947, il signe la première voiture entièrement nouvelle de l’après-guerre : la Champion. Son style moderne, ses volumes équilibrés et sa face avant distinctive rompant avec les copies de styles pré-guerre, posent les bases de la voiture américaine de l’après-conflit. Il enchaîne avec la Starliner au début des années 1950, un superbe coupé fastback qui influencera durablement le design automobile mondial.

    Si Loewy ne s’est jamais prétendu ingénieur, il savait cependant sublimer l’ingénierie par le style, en redonnant de la désirabilité à des marques ou des produits menacés d’obsolescence.

    Le styliste des machines modernes

    Son génie ne s’est pas arrêté au bitume. On lui doit le design de la locomotive S-1 de la Pennsylvania Railroad, longue de plus de 40 mètres, au style aérodynamique futuriste. Il dessina aussi les bus Greyhound Scenicruiser, icône roulante des routes américaines, sans oublier ses travaux pour l’aviation et, plus étonnamment encore, pour l’espace.

    Dès les années 1960, Loewy est recruté comme consultant par la NASA. Il intervient sur l’aménagement intérieur des stations orbitales Skylab et propose des solutions pour améliorer le confort psychologique des astronautes dans des environnements confinés. Il y introduit des notions qui nous semblent évidentes aujourd’hui : contrastes de couleurs pour éviter la confusion spatiale, zones de loisirs, tables modulables. Une approche pionnière, où le design se fait bien plus que décoratif : il devient vital.

    Un legs universel mais discret

    Malgré cette œuvre foisonnante, Loewy n’a jamais connu en France la reconnaissance que les Américains lui ont accordée de son vivant. Il fut pourtant célébré à plusieurs reprises outre-Atlantique : Time Magazine lui consacra une couverture en 1949, Spiegel en fit de même en 1953. En 1952, il est même décoré de la Légion d’honneur.

    Ce paradoxe – celui d’un Français devenu héros culturel américain – alimente encore aujourd’hui la fascination qu’il suscite chez les historiens du design. Il y a chez Loewy une intelligence de l’époque, un flair esthétique doublé d’une rigueur industrielle, qui anticipaient la société de consommation tout en en définissant les codes visuels.

    Le regard d’AUTOcult

    Pour nous, passionnés de belles mécaniques et de lignes qui racontent leur époque, Raymond Loewy incarne ce lien magique entre l’art, la technologie et l’industrie. À une époque où le design automobile tend à se fondre dans une certaine uniformité mondiale, revisiter les travaux de Loewy permet de se rappeler que le style peut être à la fois radical, audacieux… et commercialement viable.

    Souhaitons que Raymond Loewy retrouve la place qu’il mérite dans le panthéon du design automobile. Après tout, comme il le disait lui-même : « la simplicité est la clé de l’élégance. » Et cela, dans l’automobile comme ailleurs, reste une vérité intemporelle.

  • Krug et la Rolls : un champagne servi avec panache

    Krug et la Rolls : un champagne servi avec panache

    Quand la plus aristocratique des automobiles se fait utilitaire chic pour servir les plus fines bulles de la Champagne… Retour sur l’incroyable destin de « KRU 149 », la Rolls-Royce Silver Shadow II transformée en break de livraison pour la maison Krug.

    À Reims, le prestige ne se limite pas aux cuvées. Chez Krug, l’excellence se transporte aussi avec éclat. Et parfois, cette idée prend une forme pour le moins inattendue : une Rolls-Royce carrossée en utilitaire. Oui, un break de livraison aux armes de la maison. Pas un canular ni un caprice d’artiste excentrique, mais une vision marketing aussi audacieuse qu’iconique, devenue réalité au tournant des années 1980.

    Un fantasme publicitaire devenu réel

    Tout commence par une image : celle imaginée par l’agence de communication de Krug. Une Rolls-Royce « Silver Cloud » garée devant une élégante propriété, coffre ouvert sur des caisses de champagne. Une accroche visuelle forte, clin d’œil à l’univers feutré de la marque. Mais l’impact de la campagne est tel que les demandes affluent : on veut cette voiture, la vraie.

    Rémi Krug, visionnaire et amateur de symboles forts, décide alors de matérialiser l’idée. Direction Crewe, pour obtenir le feu vert de Rolls-Royce, qui, non sans humour britannique, conseille de ne pas transformer une ancienne Silver Cloud mais plutôt une Silver Shadow II, mieux adaptée structurellement. Surtout, prévient-on, que l’arrière puisse supporter le poids des bouteilles…

    Carrossée à l’anglaise, avec un art consommé du détail

    La base est trouvée. La transformation est confiée à FLM Panelcraft, atelier anglais réputé pour ses conversions artisanales sur Aston Martin et Bentley. La Silver Shadow II est allongée, équipée de panneaux latéraux pleins, d’un hayon spécifique, et surtout d’un aménagement intérieur sur mesure pour répondre aux besoins d’un service très exclusif : livrer du champagne Krug avec faste.

    Deux réfrigérateurs pour seize bouteilles, deux caisses en acajou pour huit verres, des seaux, une table pliante, cinq chaises et même un auvent rétractable font de cette Rolls une ambassade roulante de l’art de vivre à la française. Et parce que l’élégance prime, elle arbore une livrée bicolore crème et cerise noire, avec les armoiries de Krug peintes à la main.

    Une tournée mondiale pour une voiture unique

    Baptisée « KRU 149 » d’après sa plaque anglaise, la Rolls effectue son premier service à Monaco, lors d’une réception organisée par le joaillier Boucheron. Chargée, elle penche dangereusement : un renforcement de la suspension arrière sera vite nécessaire. Deux autres exemplaires sont alors commandés pour le marché américain et japonais. Une trilogie rare, dont seuls les plus fins connaisseurs se souviennent.

    Dans les années 1990, le modèle européen continue à sillonner les routes du Vieux Continent, au gré des opérations spéciales. En Italie, une offre mémorable proposait même la livraison en Rolls dès l’achat de 30 bouteilles… Preuve que le luxe peut aussi être un outil logistique, pourvu qu’il soit bien carrossé.

    Un retour aux sources, une restauration d’orfèvre

    Mais comme souvent avec les objets de communication les plus spectaculaires, la Rolls finit par tomber dans l’oubli. Jusqu’à ce qu’Olivier Krug et Éric Lebel, alors chef de cave et amateur d’automobiles, décident de la rapatrier en 2010 depuis Rome, au prix d’un long périple routier et de 20 kilos d’outils à l’ancienne. L’objectif : redonner vie à cette ambassadrice endormie.

    C’est à l’atelier Lecoq, institution française de la restauration automobile, que revient l’honneur de cette remise en état. Mécanique, sellerie, carrosserie : tout est revu dans les règles de l’art. L’opération la plus délicate ? Le « réchampissage » des lettrages Krug sur la caisse, confiée à Taka-Hira, peintre japonais formé par son grand-père, artisan du cannage de la Renault 4 Parisienne. Cinq couches de peinture et autant de vernis sont nécessaires pour redonner son éclat à la noble carrosserie.

    Une icône immobilisée par la loi Évin

    Aujourd’hui, « KRU 149 » est en passe de retrouver son fief rémois. Mais pas question pour autant de reprendre la route. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Évin, les possibilités d’utiliser la voiture comme vecteur de communication sont sévèrement encadrées. Son avenir se jouera sans doute dans un musée, ou dans les salons feutrés de la maison Krug, comme témoin muet d’une époque où le champagne se livrait avec majesté.

  • Les premiers pas de l’automobile sur la Lune

    Les premiers pas de l’automobile sur la Lune

    En juillet 1971, les astronautes Dave Scott et James B. Irwin quittèrent la Terre à bord du module lunaire Falcon, embarquant pour une mission Apollo 15 qui marquerait l’histoire. Après avoir traversé l’immensité glaciale de l’espace sur plus de 400 000 km, ils furent les premiers à non seulement laisser leurs empreintes sur la Lune, mais aussi des traces de pneus.

    Comme pour toutes les missions Apollo, chaque centimètre du module était occupé par du matériel scientifique et des équipements vitaux. Mais Falcon transportait une nouveauté qui allait révolutionner l’exploration spatiale : le premier Rover Lunaire (LRV-1). Ce véhicule plié sous le module, tel un origami technologique, allait décupler la portée des missions lunaires. Appelez-le Rover ou Jeep, mais il n’a pas de marque.

    Lors de leur atterrissage dans la région montagneuse de Hadley-Apennin, Scott et Irwin pilotèrent leur descente avec une précision millimétrée. Une fois posés, l’une de leurs premières tâches fut de libérer et d’assembler le rover, une prouesse d’ingénierie en aluminium et titane, conçue pour se déployer comme un puzzle grandeur nature. En quelques manœuvres, le véhicule fut prêt à rouler. « C’est magnifique », murmura Scott en voyant les roues métalliques prendre forme.

    Dès les premières rotations, les pneus du LRV imprimèrent des sillons sur le sol lunaire, promesse d’une exploration inédite. Un événement étonnant lorsqu’on se rappelle que moins d’un siècle plus tôt, le Benz Patent-Motorwagen inaugurait la mobilité terrestre.

    Bien que certains aient vu dans cette voiture extraterrestre un simple symbole de l’amour américain pour l’automobile, elle fut en réalité un outil décisif pour la science. Comparé aux premières missions Apollo où les astronautes n’exploraient que quelques dizaines de mètres autour de leur module, le LRV permit de parcourir près de 100 km lors des missions Apollo 15, 16 et 17, ouvrant la voie à de nouvelles découvertes.

    Son histoire remonte aux années 1950, lorsque des ingénieurs visionnaires de General Motors, Greg Bekker et Ferenc Pavlics, commencèrent à imaginer des moyens de locomotion pour d’autres mondes. Au fil des ans, des tests furent réalisés dans des conditions extrêmes, notamment dans des bacs remplis de farine pour simuler la poussière lunaire. Plusieurs concepts furent étudiés, y compris un système de propulsion par vis d’Archimède, avant que la roue ne s’impose comme la solution la plus efficace.

    Les roues du LRV furent ainsi réalisées en maille de fil d’acier inoxydable, recouvertes de chevrons en titane pour l’adhérence. Avec un poids total de seulement 210 kg sur Terre (34 kg en gravité lunaire), le rover pouvait transporter jusqu’à 490 kg de charge utile, incluant les astronautes et leur matériel scientifique.

    Le pilotage était réduit à l’essentiel : un simple manche en T permettait d’accélérer, freiner et tourner. Une solution nécessaire pour être manipulable en combinaison spatiale, où chaque geste demandait un effort considérable.

    Malgré son apparence rudimentaire, rappelant des sièges de 2CV montés sur une structure d’aluminium, le LRV était une merveille d’efficacité. Son développement, bien que rapide (17 mois seulement), dépassa largement les budgets prévus, atteignant 38 millions de dollars, soit près de 300 millions aujourd’hui.

    Et pourtant, son héritage perdure. Aujourd’hui encore, les trois rovers de la NASA restent figés sur la Lune, témoins immobiles de l’audace humaine. Qu’importent les défis à venir, ces vestiges de l’exploration nous rappellent qu’un jour, des hommes ont osé rouler bien au-delà des limites du possible.

  • Tiger et la Bengal : quand Buick pariait sur le golf pour rajeunir son image

    Tiger et la Bengal : quand Buick pariait sur le golf pour rajeunir son image

    Au tout début des années 2000, General Motors traverse une crise identitaire. Ses marques historiques souffrent d’un désamour grandissant auprès du jeune public américain. Buick, symbole d’un certain classicisme automobile, cherche alors à rajeunir son image. Et c’est sur un green que la marque à l’écusson tri-shield décide de miser gros. En 2000, elle signe un contrat de sponsoring avec le golfeur prodige Tiger Woods. L’année suivante, elle dévoile un concept-car futuriste qui lui est dédié : la Buick Bengal. Une stratégie marketing aussi audacieuse qu’éphémère.

    Une alliance inattendue : Woods et Buick

    L’association paraît contre-nature. En 2000, Tiger Woods incarne la jeunesse, la performance, l’excellence. À 24 ans, il domine déjà le golf mondial avec une aisance jamais vue. Buick, elle, incarne plutôt la voiture de retraité floridien. Pourtant, General Motors y croit. L’accord signé avec le golfeur se chiffre à 5 millions de dollars annuels, pour une durée de huit ans.

    L’objectif est clair : redonner à Buick de la visibilité auprès d’un public plus jeune et plus diversifié. Et pour que l’histoire fonctionne, il faut un symbole. Il viendra dès l’année suivante.

    Le concept Buick Bengal : la Buick de Tiger

    Au Salon de Detroit 2001, Buick crée la surprise en levant le voile sur la Bengal Concept. Un nom évocateur – Tiger est surnommé « le Tigre » – et une philosophie de design résolument tournée vers l’avenir. Ce cabriolet 2+2, conçu pour séduire les trentenaires urbains, se distingue par plusieurs audaces techniques.

    La Bengal est animée par un V6 3.4 litres suralimenté, placé en avant d’une boîte automatique à variation continue installée devant les roues avant. Résultat : une traction avant, mais avec un comportement dynamique travaillé. À bord, les commandes vocales remplacent une bonne partie des boutons, et l’habitacle fait appel à des matériaux haut de gamme pour l’époque.

    Mais surtout, le design étonne. Lignes tendues, calandre flottante, phares minces : la Bengal anticipe des tendances qui se généraliseront bien plus tard. Le tout dans un format compact et sportif, loin des berlines douillettes chères à la marque.

    Une Bengal pour Tiger

    Après sa victoire lors du Buick Invitational 2001, Tiger Woods se voit remettre un exemplaire unique du concept. Un geste fort, autant symbolique que publicitaire. Si Buick ne compte pas produire le véhicule, elle capitalise sur son image et sur l’idée que Woods puisse rouler dans « sa » Buick, celle d’un champion jeune et conquérant.

    Mais la stratégie, si séduisante soit-elle sur le papier, ne résistera pas aux tempêtes à venir.

    Une décennie troublée

    En 2008, en pleine crise financière mondiale, Buick met fin à son partenariat avec Tiger Woods. Officiellement, la séparation est « mutuelle », mais les difficultés économiques de General Motors laissent peu de place aux contrats coûteux. Dans le même temps, Tiger Woods traverse lui aussi une période sombre, entre blessures, pertes de performance et scandales personnels.

    La Bengal, elle, n’a jamais dépassé le stade du concept. Trop chère à produire, trop éloignée des réalités industrielles du moment, elle restera une icône fantôme, comme tant d’autres rêves figés dans le formol des salons automobiles.

    Une parenthèse révélatrice

    Avec le recul, l’histoire de la Buick Bengal et de son lien avec Tiger Woods raconte bien plus qu’une opération marketing. Elle illustre une époque où les constructeurs américains tentaient désespérément de retrouver le feu sacré face à l’essor des marques japonaises et européennes. Elle montre aussi comment un seul nom, un seul athlète, pouvait cristalliser l’espoir de tout un pan de l’industrie automobile.

    La Bengal n’a pas sauvé Buick. Le partenariat avec Tiger Woods n’a pas suffi à redorer le blason de la marque. Mais ensemble, ils auront offert un instant de grâce, un moment suspendu où le sport, le luxe et la technologie ont cru pouvoir réinventer un futur. Ce futur n’a pas eu lieu, mais il mérite d’être raconté.

  • Ferrari SP12 EC : une guitare à douze cylindres signée Maranello

    Ferrari SP12 EC : une guitare à douze cylindres signée Maranello

    La Ferrari SP12 EC n’est pas une voiture comme les autres. Ni concept-car, ni série spéciale, ni prototype de développement. C’est une pièce unique, façonnée sur mesure pour un seul homme : Eric Clapton, icône de la guitare et passionné notoire de la marque au cheval cabré. Présentée en 2012, cette Ferrari sur commande s’inscrit dans le cadre du programme Special Projects, initié par la marque italienne pour ses clients les plus fidèles et fortunés. Un hommage roulant à la 512 BB des années 1970, mâtiné de technologie moderne et de design néo-rétro.

    Une voiture pour Slowhand

    Eric Clapton n’a jamais caché son amour pour Ferrari. On dit qu’il en possède ou a possédé une bonne dizaine, avec une prédilection pour les modèles à moteur V12 à plat. Mais c’est la 512 Berlinetta Boxer, produite entre 1976 et 1984, qui occupe une place particulière dans son panthéon personnel. Il en a possédé plusieurs, toutes rouges, et en a fait sa référence esthétique et mécanique.

    C’est donc tout naturellement que lorsqu’il s’est vu proposer l’opportunité de participer au programme Ferrari One-Off, Clapton a voulu une voiture qui ressuscite l’esprit de la 512 BB. Le résultat s’appelle SP12 EC : SP pour Special Projects, 12 pour le moteur à douze cylindres souhaité (mais non retenu), et EC pour ses initiales. Un objet profondément personnel, qui mêle références visuelles et contraintes techniques contemporaines.

    Un hommage visuel, pas mécanique

    Sous ses lignes évoquant la 512 BB, avec ses doubles optiques, ses strates horizontales, sa poupe tronquée et ses jantes à cinq branches inspirées des années 1980, la SP12 EC cache en réalité une base de 458 Italia. Maranello n’a pas cédé à la demande initiale d’Eric Clapton d’y greffer un V12, notamment pour des raisons d’intégration mécanique et de conformité réglementaire. Elle reste donc propulsée par le V8 atmosphérique de 4,5 litres, positionné en position centrale arrière.

    Le design est signé par Centro Stile Ferrari en collaboration avec Pininfarina, dans une démarche qui rappelle celle de Leonardo Fioravanti, l’un des grands stylistes de l’âge d’or de Ferrari. L’ensemble évoque une rétro-modernité maîtrisée, sans céder aux clichés du néo-rétro facile. L’auto paraît à la fois familière et résolument unique.

    Ferrari Special Projects : l’art du sur-mesure

    La SP12 EC est l’une des premières réalisations visibles du programme Special Projects, officiellement lancé en 2007 mais dont les racines remontent aux années 1950. À l’époque, il était courant pour les clients fortunés de commander un châssis Ferrari nu, qu’ils faisaient ensuite habiller par des carrossiers comme Touring, Vignale, Pinin Farina, Zagato ou Ghia. On appelait cela les Ferrari « fuoriserie », littéralement « hors-série ».

    Le programme moderne reprend cette logique, en la plaçant sous contrôle étroit du département design de Maranello. Chaque projet fait l’objet d’un processus rigoureux : sélection du client (généralement un collectionneur ou fidèle client), brief stylistique, validation des maquettes 1:1, fabrication artisanale, homologation routière, et bien sûr confidentialité (au moins jusqu’à la livraison).

    Depuis la SP12 EC, Ferrari a réalisé plus d’une quarantaine de One-Off, parfois sur base V12 (comme la SP3JC ou la P80/C), parfois sur base V8 (SP38 Deborah, SP48 Unica). Chaque voiture est un exemplaire unique, non reproductible, propriété exclusive de son commanditaire.

    Plus qu’une voiture, une déclaration

    La SP12 EC n’a jamais été destinée à être commercialisée, ni même présentée au public dans un cadre officiel. Elle a fait l’objet d’un communiqué discret de Ferrari, accompagné de quelques images studio, avant d’apparaître furtivement dans quelques événements privés ou vidéos promotionnelles.

    Ce silence en dit long sur l’esprit du programme : il ne s’agit pas de flamber, mais de célébrer une passion intime, traduite dans la matière. Pour Clapton, la SP12 EC est autant un hommage à sa jeunesse qu’un acte de fidélité à une marque dont il chérit l’ADN mécanique et artistique.

    Une valeur inestimable

    Le prix de la SP12 EC n’a jamais été officiellement révélé, mais les estimations gravitent autour de 4 à 5 millions d’euros. Une somme à relativiser au regard de l’unicité du projet, de l’exclusivité du processus, et de la conservation quasi muséale de la voiture depuis sa livraison.

    Elle ne court pas les routes – à vrai dire, elle ne court presque rien du tout – mais incarne parfaitement cette idée que le luxe ultime n’est plus de posséder un objet rare, mais d’en être le seul détenteur au monde.

    Le One-Off comme dernier refuge de l’automobile émotionnelle

    À l’heure où les gammes se rationalisent, où l’électrification impose des architectures de plus en plus semblables, et où le style devient tributaire de l’aérodynamique et de la technologie embarquée, les Ferrari One-Off apparaissent comme les dernières bastions de la pure expression automobile.

    La SP12 EC n’est ni la plus puissante, ni la plus technologique des Ferrari. Mais elle est peut-être l’une des plus sincères. Elle témoigne d’un lien affectif fort entre un homme et une marque, matérialisé dans une œuvre roulante. Une guitare rouge à douze cylindres, pour un solo qui ne se jouera qu’une fois.

  • Il y a cent ans, Citroën illuminait la Tour Eiffel : la plus grande publicité lumineuse du monde

    Il y a cent ans, Citroën illuminait la Tour Eiffel : la plus grande publicité lumineuse du monde

    Paris, été 1925. Alors que la capitale s’apprête à briller de mille feux pour l’Exposition internationale des Arts Décoratifs, un nom éclaire la nuit. CITROËN. En lettres de feu de 20 mètres de haut, le constructeur automobile s’empare littéralement de la Tour Eiffel, transformant le monument le plus emblématique de France en un totem publicitaire sans précédent. Une audace technique, artistique et marketing inégalée, qui fête cette année son centenaire.

    Citroën, la démesure pour ADN

    André Citroën n’est pas un industriel comme les autres. En un peu plus d’une décennie, il révolutionne la production automobile en France, impose son nom comme une marque à part entière – chose rare à l’époque – et forge son image autour de l’innovation, de la conquête et de l’avant-garde. L’Exposition des Arts Décoratifs, qui s’ouvre à Paris en avril 1925, constitue une vitrine rêvée pour affirmer cette modernité.

    Mais Citroën ne veut pas seulement être présent sur les stands du Grand Palais ou de l’Esplanade des Invalides. Il veut frapper les esprits. Marquer l’époque. Et pour cela, il mise sur l’emblème ultime du Paris moderne : la Tour Eiffel.

    Jacopozzi, l’ingénieur de l’illusion

    L’homme à qui Citroën confie ce projet fou est Fernand Jacopozzi, un ingénieur d’origine italienne devenu le maître incontesté de l’éclairage urbain. Révélé durant la Première Guerre mondiale par ses trompe-l’œil lumineux destinés à leurrer l’aviation allemande avec un « faux Paris » entre Villepinte et Sevran, Jacopozzi s’est reconverti après l’Armistice dans la mise en lumière des grands bâtiments de la capitale.

    En 1925, il rêve d’habiller la Tour Eiffel de lumière, mais se heurte aux réticences des pouvoirs publics et à la frilosité des industriels. Louis Renault décline. Les grandes entreprises françaises passent leur tour. Citroën, d’abord hésitant, finit par se laisser convaincre par la portée symbolique d’un tel geste. À condition que le nom de la marque soit visible. Et gigantesque.

    Une prouesse technique

    Les travaux commencent en mai 1925. En six semaines seulement, Jacopozzi et ses équipes transforment la Dame de fer en cathédrale électrique. 250 000 ampoules de six couleurs différentes sont installées sur trois des quatre faces de la Tour, pour éviter toute interférence avec les antennes de transmission. Les lettres CITROËN, conçues dans un style Art déco affirmé, mesurent 20 mètres de haut chacune. Elles scintillent chaque soir, visibles jusqu’à 40 kilomètres à la ronde.

    Pour acheminer l’électricité, un canal souterrain de 400 mètres est creusé afin d’y loger 32 câbles haute tension. Une station électrique est construite pour l’occasion, équipée de 14 transformateurs. L’ensemble du dispositif pèse 25 tonnes. Pour l’installation, on fait appel à des gabiers de la Marine nationale et à des acrobates de cirque, capables d’évoluer sans filet sur la structure métallique.

    L’inauguration a lieu le 4 juillet 1925 à 22 heures. Dès la première illumination, c’est un choc. La foule massée au Trocadéro acclame cette vision futuriste d’un Paris devenu capitale mondiale de la modernité industrielle.

    Un coup de pub planétaire

    Ce qui devait être une opération ponctuelle devient un rendez-vous annuel. Chaque nouvelle édition de l’illumination met en avant un modèle de la gamme Citroën : la B14, la C6, la C4 puis la Traction Avant en 1934. Les animations se complexifient. En 1928, les lettres CITROËN alternent avec des figures graphiques mouvantes. En 1933, une horloge géante de 20 mètres de diamètre est ajoutée, suivie en 1934 d’un thermomètre lumineux capable d’afficher la température ambiante à un degré près.

    Citroën pousse même l’audace jusqu’à s’inscrire dans l’histoire : en 1927, c’est l’éclairage de la Tour Eiffel qui guide Charles Lindbergh au terme de sa traversée de l’Atlantique. L’aviateur américain, accueilli en héros à Paris, salue André Citroën lors d’une réception donnée au quai de Javel. La boucle est bouclée.

    Un investissement colossal… mais rentable

    Officiellement, l’éclairage coûtait à Citroën environ un million de francs par an – une somme astronomique pour l’époque. Mais le retour sur investissement est inestimable. La marque devient un phénomène de société. Elle incarne le progrès, l’audace, la vitesse et la France moderne. Elle est la première à comprendre que l’automobile n’est pas qu’un objet mécanique, mais aussi un symbole culturel et émotionnel.

    La Ville de Paris, d’abord bienveillante, augmente progressivement les taxes liées à cette publicité géante. En 1926, la redevance est multipliée par six. En 1932, le ton se durcit. Mais Citroën tient bon, jusqu’à ce que les difficultés financières, puis le rachat par Michelin en 1935, mettent un terme à l’opération.

    Pendant dix ans, Citroën aura inscrit son nom dans le ciel de Paris, chaque soir, de la tombée de la nuit à minuit. Une décennie durant laquelle la Tour Eiffel fut autant un monument qu’un média.

    L’héritage Jacopozzi

    Après la disparition de cette illumination légendaire, le souvenir reste vivace. En 2009, pour le lancement de la troisième génération de C3, Citroën finance un spectacle son et lumière sur la Tour Eiffel, inspiré de l’œuvre de Jacopozzi. Mais cette fois, le nom de la marque est soigneusement évité : la publicité directe sur le monument est désormais interdite.

    Le PSG, en 2017, a brièvement affiché le visage de Neymar sur un écran géant sous le premier étage. Mais cette tentative de récupération commerciale n’a pas la puissance symbolique de l’œuvre de Citroën.

    Aujourd’hui encore, le record de la plus grande publicité lumineuse jamais réalisée reste attribué à cette épopée des années 1920-30. Et Citroën peut s’enorgueillir d’avoir été non seulement un constructeur automobile, mais un pionnier du marketing visuel et de la communication de marque.

    Une leçon de vision

    Cent ans plus tard, l’histoire de la Tour Eiffel Citroën résonne comme une leçon. Elle rappelle qu’une marque forte ne se contente pas de vendre des produits. Elle construit un imaginaire. Elle ose l’exceptionnel. Et parfois, elle écrit son nom dans le ciel.

  • Porsche LMP2000 : la victoire volée qui donna naissance à la Carrera GT

    Porsche LMP2000 : la victoire volée qui donna naissance à la Carrera GT

    Et si Porsche n’avait jamais abandonné son projet LMP2000 ?
    À l’heure où Le Mans s’apprête à fêter sa 93e édition, difficile de ne pas se replonger dans cette histoire oubliée : celle d’une Porsche conçue pour gagner, tuée dans l’œuf, dont les restes mécaniques servirent à créer l’une des supercars les plus charismatiques des années 2000 — la Carrera GT.

    À la fin des années 1990, la marque allemande est pourtant au sommet. En juin 1998, la 911 GT1-98 décroche la seizième victoire de Porsche aux 24 Heures du Mans. Allan McNish, Laurent Aiello et Stéphane Ortelli offrent au constructeur ce succès dans une voiture qui, bien qu’ultra-performante, reste encore vaguement liée à la silhouette de la 911. En interne, le constat est clair : pour rester au sommet, il faut changer d’approche.

    Naissance d’une idée

    Herbert Ampferer, alors directeur de Porsche Motorsport, veut rompre avec la logique du GT travesti. Fini le bricolage entre 993, 996 et éléments de course : place à un vrai prototype. Mais il doit convaincre un homme : Wendelin Wiedeking, le puissant patron de Porsche.

    La réponse de ce dernier est cinglante : « Et qu’est-ce que cela changerait si nous gagnions une 17e fois ? » Une victoire de plus n’apporterait pas grand-chose selon lui. Pourtant, Ampferer obtient le droit de prendre une année sabbatique en 1999 pour concevoir une toute nouvelle voiture, avec une liberté technique totale : ainsi naît le projet LMP2000, également connu en interne sous le code 9R3.

    Un V10 secret venu de la F1

    Le cœur de cette voiture n’est autre qu’un V10 atmosphérique de 5,5 litres, dérivé d’un moteur de Formule 1 jamais utilisé. Ce bloc avait été développé dans le plus grand secret par une poignée d’ingénieurs de Weissach au milieu des années 1990. Il s’agissait alors pour Porsche de prouver — après l’humiliation du V12 Footwork de 1991 — qu’elle savait concevoir un moteur F1 compétitif.

    Résultat : un V10 léger, compact, puissant et musical, jamais aligné en Grand Prix, mais parfait pour les exigences d’un prototype d’endurance moderne. Norbert Singer, le légendaire ingénieur de Porsche, est chargé de concevoir le châssis ouvert qui accueillera ce bijou mécanique. Un LMP pur et dur, loin des compromis des GT1 des années précédentes.

    Les essais de la dernière chance

    En novembre 1999, deux pilotes montent dans le cockpit de la LMP2000 sur la piste d’essai de Weissach : Bob Wollek, vétéran à la recherche de sa première victoire au général au Mans à 56 ans, et Allan McNish, tout juste vainqueur avec Porsche en 1998. Les deux hommes sont impressionnés par la voiture. Wollek parle d’une « fusée », McNish voit son avenir s’écrire en lettres d’argent et de carbone. Il a même un contrat de trois ans dans sa mallette.

    Sauf que tout est déjà fini.

    En coulisses, Wiedeking a tranché. Le projet LMP est mort-né. Il ne verra jamais Le Mans. Porsche annonce en décembre 1998 son retrait de l’édition 1999, mais ce qui semblait être une pause stratégique est en réalité un abandon. Pourquoi ? Officiellement, pour concentrer les ressources sur un autre projet stratégique : le développement du futur SUV Cayenne. Officieusement, une ambition plus discrète se dessine.

    La légende naît d’un sacrifice

    Wiedeking pose une nouvelle question à Ampferer : « Quelle est la plus grande marque de voitures de sport au monde ? » Sa réponse est évidente : Porsche. Et le patron de conclure : « Alors prouve-le. Construis une supercar. »

    Ainsi débute la gestation de ce qui deviendra la Carrera GT. Le V10 du LMP2000 est repris presque à l’identique, en version civilisée. L’architecture en carbone, les enseignements aérodynamiques, la philosophie technique — tout vient du prototype sacrifié. La Carrera GT est dévoilée en concept en 2000 avant de devenir réalité en 2003. Et le monde découvre une Porsche sans compromis, à boîte manuelle, au châssis pur, à l’ADN de compétition bien réel.

    Renaissance tardive et révélations

    Pendant deux décennies, la 9R3 reste cachée, reléguée à quelques clichés flous. Il faut attendre l’approche de son 25e anniversaire pour que Porsche ressorte la LMP2000 du musée, la remette en route et offre à McNish un tour de piste en 2024, cette fois aux côtés de Timo Bernhard. Le prototype fonctionne encore à merveille. Le moteur V10 hurle comme au premier jour.

    Avec le recul, certains y voient une manœuvre stratégique pour laisser le champ libre à Audi, alors en pleine montée en puissance en endurance. En 1999, Audi débarque au Mans, et rapidement, la domination commence. Porsche, de son côté, reste à l’écart jusqu’à 2014. La théorie du pacte secret n’a jamais été prouvée. Mais dans un groupe VW encore peu structuré, dirigé par Ferdinand Piëch, petit-fils de Ferdinand Porsche, on peut comprendre que certaines portes se soient ouvertes… ou fermées.

    Un fantasme d’ingénieur, un mythe avorté

    Le Porsche LMP2000 n’a jamais pris le départ d’une course. Il n’a jamais franchi la ligne droite des Hunaudières, ni attaqué les virages Porsche à pleine charge. Et pourtant, il symbolise une philosophie entière : celle d’un constructeur capable de concevoir le meilleur prototype de son époque… puis de tout arrêter au dernier moment, pour mieux rediriger ses efforts vers la route.

    La 9R3 n’est pas la Porsche oubliée. Elle est la Porsche fantôme, celle dont la disparition a permis une résurrection routière exceptionnelle. À la croisée des chemins entre la course et la route, elle incarne une question restée en suspens : que se serait-il passé si elle avait couru ?

  • La naissance de Jeep : le jour où la guerre inventa une icône

    La naissance de Jeep : le jour où la guerre inventa une icône

    À la croisée des nécessités militaires et de l’ingéniosité industrielle, la Seconde Guerre mondiale accoucha d’un véhicule appelé à devenir l’un des plus grands symboles de la liberté : la Jeep. Retour sur la genèse mouvementée d’un engin qui a changé l’histoire, bien au-delà des champs de bataille.


    Le besoin : une armée cherche sa monture

    À la fin des années 1930, les États-Unis savent que la guerre en Europe risque de les rattraper. L’armée américaine, alors largement sous-équipée, commence à moderniser sa logistique. Les chevaux sont encore nombreux, les voitures de commandement sont peu adaptées aux terrains difficiles, et aucun véhicule ne répond au besoin d’un engin léger, tout-terrain, maniable, rustique, capable de transporter hommes et matériel au cœur du combat.

    En juin 1940, alors que la France vient de tomber et que la Blitzkrieg inquiète les stratèges du Pentagone, l’U.S. Army Ordnance Corps lance un appel d’offres express. Les exigences sont précises : un véhicule à quatre roues motrices, pesant moins de 590 kg, capable de transporter trois hommes, avec une garde au sol minimale, une capacité de remorquage, et une vitesse de pointe de 80 km/h.

    Mais surtout, le délai est démentiel : les constructeurs intéressés ont 11 jours pour proposer un prototype, 49 jours pour en construire un, et 75 jours pour livrer 70 véhicules de présérie. À l’heure où l’on conçoit aujourd’hui un SUV en trois ans, l’ampleur du défi paraît irréaliste.

    Le miracle Bantam

    C’est une petite entreprise, l’American Bantam Car Company, installée à Butler, en Pennsylvanie, qui s’attelle la première au projet. Bantam n’a ni les moyens ni l’envergure des géants comme Ford ou General Motors, mais son patron, Frank Fenn, sent l’occasion unique. Il recrute un ingénieur de génie : Karl Probst, qui accepte de travailler bénévolement au début pour sauver les délais.

    En quelques jours, Probst dessine un châssis simple, une carrosserie aux lignes strictement fonctionnelles, et récupère des composants de modèles existants. Le Bantam Reconnaissance Car (BRC) naît en septembre 1940, pile dans les temps. C’est une petite boîte à roulettes, haute sur pattes, avec des ailes découpées à l’emporte-pièce et une calandre verticale. Rustique, mais efficace.

    L’armée est impressionnée… mais sceptique. Bantam est trop petit pour produire en masse. Alors, dans un geste qui aujourd’hui ferait hurler tous les services juridiques, elle transmet les plans de Bantam à d’autres constructeurs.

    Willys et Ford entrent en scène

    Deux industriels répondent à l’appel : Willys-Overland, un constructeur basé à Toledo (Ohio), et Ford Motor Company. Tous deux développent leur propre version du véhicule, sur la base des plans Bantam, mais chacun y ajoute des modifications.

    Willys propose son Quad, plus puissant grâce à son moteur “Go-Devil” de 60 chevaux, bien au-delà des 40 chevaux des concurrents. Ford de son côté mise sur sa capacité industrielle et la rationalisation. Son prototype s’appelle Pygmy, puis GP (General Purpose).

    Après une évaluation intensive, l’armée tranche : c’est Willys qui remporte le contrat, mais avec une condition : Ford devra aussi produire des Jeep, sous licence Willys, pour répondre aux besoins colossaux du front.

    Naissance d’un nom mythique

    Willys rebaptise son prototype MB (pour “Model B”). Ford l’appelle GPW (G pour Government, P pour 80 pouces d’empattement, W pour Willys). Mais dans les tranchées, personne ne prononce ces lettres. Les soldats surnomment rapidement l’engin “Jeep”.

    L’origine du mot fait débat. Certains y voient une contraction phonétique de “GP”, d’autres font référence au personnage de bande dessinée Eugene the Jeep, un animal magique dans Popeye capable d’aller partout — tout comme ce petit 4×4.

    Quoi qu’il en soit, le nom s’impose sur le terrain. Dès 1942, Willys l’adopte officiellement. La Jeep est née.

    Le 4×4 qui a changé la guerre

    Entre 1941 et 1945, plus de 640 000 Jeep sont produites, dont environ 280 000 par Ford. C’est, avec le camion Dodge WC, l’un des véhicules les plus emblématiques du conflit. On la voit partout : en Afrique du Nord, en Normandie, dans la jungle birmane, sur les plages du Pacifique.

    Elle transporte les officiers, tire les canons, évacue les blessés, sert même de base pour des lances-roquettes ou des cabines radio. Eisenhower, commandant en chef des forces alliées, déclarera : « Les États-Unis ont pu remporter la guerre grâce à trois armes : la Jeep, le Dakota, et la bombe atomique. »

    Robuste, réparable sur le terrain avec un fil de fer, capable d’escalader un talus ou de traverser un ruisseau, la Jeep devient bien plus qu’un véhicule. Elle incarne la mobilité de la guerre moderne, l’adaptabilité, et la liberté.

    L’après-guerre : l’invention du tout-terrain civil

    Dès 1945, Willys comprend le potentiel civil de son véhicule. Sous le nom de CJ-2A (Civilian Jeep), elle commercialise une version presque identique, peinte en vert forêt, équipée d’un attelage. L’idée : faire de la Jeep l’outil des fermiers, des forestiers, des ingénieurs. Le slogan : “The All-Around Farm Workhorse.”

    Mais la Jeep attire aussi une autre clientèle, en quête de liberté, d’exploration, de défrichement. Elle devient peu à peu l’ancêtre du 4×4 de loisir, bien avant les Land Rover, Toyota Land Cruiser et autres SUV modernes.

    Willys tentera d’en faire une marque à part entière — ce qu’elle deviendra réellement bien plus tard, sous l’égide d’AMC, puis de Chrysler, puis de Stellantis.

    Une légende vivante

    Aujourd’hui encore, le design originel de la Jeep transparaît dans les traits du Wrangler, du Cherokee, du Compass, du Renegade ou du plus petit Jeep Avenger. La calandre à sept fentes verticales, les ailes découpées, le pare-brise rabattable : tout cela vient de la Willys MB. Même le nom “Rubicon” utilisé sur les versions extrêmes du Wrangler fait référence à un sentier de montagne américain, mais aussi, symboliquement, au point de non-retour : comme César franchissant le Rubicon, la Jeep a traversé l’histoire en la bousculant.

    De véhicule de guerre improvisé, elle est devenue symbole de liberté, de résistance, de robustesse. Là où les routes s’arrêtent, la Jeep commence.