Stelvio : 200 ans de virages, de légendes et de moteurs

Un surrégime aide, forcément. Première, seconde, troisième, on rétrograde avant le prochain épingle. Le compte-tours s’affole, la roue intérieure crisse ou patine selon votre différentiel, et le souffle se raccourcit. Le Stelvio ne pardonne rien, mais il offre en retour une expérience unique. C’est l’un des cols les plus mythiques des Alpes, célébré par des générations de cyclistes, de motards et d’automobilistes. Et en 2025, il fête ses deux siècles d’existence.

La grande œuvre de Carlo Donegani

À 2 757 mètres d’altitude, le Stelvio – Stilfserjoch pour les Autrichiens – est le plus haut col routier de l’Est alpin. Sa construction débute en 1820 sous l’autorité de l’ingénieur Carlo Donegani, avec pour mission de relier le Tyrol autrichien à la Lombardie, récemment annexée par Vienne après le Congrès de 1815. L’ouverture de cette voie stratégique, en 1825, fut un exploit technique : tunnels taillés dans la roche, virages numérotés, murs de soutènement de pierre… Le Stelvio devint une fierté impériale, un outil politique autant qu’un chef-d’œuvre d’ingénierie.
L’histoire géopolitique bouleversera cependant son rôle. À l’issue de la Première Guerre mondiale et du traité de Saint-Germain, les deux versants passent sous souveraineté italienne. Le col perd alors sa valeur stratégique, mais gagne une nouvelle destinée : celle de devenir un symbole de conquête sportive et mécanique.

Le théâtre de la « guerre blanche »

Pendant la Grande Guerre, le Stelvio est au cœur d’un front extrême : celui de la « guerre blanche ». Les troupes italiennes et austro-hongroises s’affrontent sur ces glaciers d’altitude, dans un enfer de neige et de glace. Les échanges d’artillerie sont si proches de la frontière suisse que les deux camps durent s’entendre : tirer uniquement selon des angles prédéfinis pour éviter que les obus ne tombent en territoire neutre. Une singularité tragique, qui ajoute encore à la légende du lieu.

Des courses de côte aux rallyes mythiques

Malgré sa renommée, le Stelvio n’a jamais été un haut lieu du sport automobile comme le Nürburgring ou Pikes Peak. Il a pourtant accueilli entre 1926 et 1939 la Corsa Internazionale dello Stelvio, une spectaculaire course de côte, et reste associé à des épreuves de longue haleine comme le Liège-Rome-Liège ou le Liège-Brescia-Liège. Côté cyclisme, son histoire s’écrit depuis 1953 avec le Giro d’Italia, dont il constitue régulièrement l’un des juges de paix.

Mais l’automobile a toujours su s’y ménager une place. Jeremy Clarkson et ses compères de Top Gear y ont tourné une séquence restée célèbre, consacrant le Stelvio comme « la plus belle route du monde ». Alfa Romeo a baptisé son SUV du nom du col – même si la présentation initialement prévue sur place dut être délocalisée… faute d’accès, bloqué par la neige. Moto Guzzi a suivi la même logique, avec un trail routier portant fièrement l’écusson « Stelvio ».

Les anecdotes de légendes

Si le Stelvio attire chaque année des milliers de passionnés, certains y ont écrit des histoires hors normes. L’Américain Bobby Unser, triple vainqueur des 500 Miles d’Indianapolis et recordman de Pikes Peak, participa en 1990 au Pirelli Classic Marathon. Au volant d’une Jaguar Type E préparée par Lister, il réalisa l’ascension une minute plus vite que tous ses concurrents. L’exploit aurait été parfait… sans une rencontre malheureuse avec un bus scolaire en travers d’un village.
Plus modestement, nombre d’amateurs y ont laissé des souvenirs mémorables. Comme ce Triumph TR3a de rallye historique, qui surchauffa trois fois en plein 15 août italien derrière un antique autocar fumant, décoré d’un sticker « One Life, Live It ». Ou encore ces motards allemands dont les BMW GS s’allongèrent au sol dans une épingle, relevées par une bande de Londoniens en Vespa. Le Stelvio, c’est un théâtre permanent, mélange de drame mécanique et de comédie humaine.

Une route surpeuplée mais unique

Selon les comptages, le col comporte entre 75 et 88 virages en épingle, surtout resserrés sur le versant nord. En plein été, c’est une procession ininterrompue de voitures de sport, de camping-cars, de cyclistes haletants et de motards intrépides. On y croise aussi bien des supercars rugissantes que des caravanes en trois points, des Minis anciennes par dizaines, ou… un muskrat surgissant de nulle part pour disparaître tel la taupe des Thunderbirds.
L’expérience reste marquante, à condition de s’y préparer. Les 30 % d’oxygène en moins sollicitent autant les moteurs que les poumons. Les freins chauffent, les radiateurs bouillent, les conducteurs s’impatientent. Et au sommet, le charme est parfois terni par les parkings saturés et les boutiques à souvenirs. Le vrai secret consiste à s’arrêter un peu plus bas, dans l’une des auberges discrètes aux vues imprenables, bien plus authentiques que le tumulte du col.

Les règles d’or pour un Stelvio réussi

Les habitués le répètent : le Stelvio se mérite. Avant de s’élancer, il faut respecter quelques règles simples. Vérifier que le col est bien ouvert, partir à l’aube pour éviter les embouteillages, prévoir des vêtements chauds, faire le plein, et accepter l’imprévu – du bus qui bloque la route au cycliste qui chute juste devant vous. On ne va pas au Stelvio pour chasser le chrono, mais pour embrasser une expérience totale. Et si l’on veut vraiment retrouver la magie des pionniers, mieux vaut partir tôt, au lever du soleil, lorsque le silence règne encore sur les 48 épingles du versant nord.

Deux siècles d’histoire et d’imaginaire

Deux cents ans après son inauguration, le Stelvio demeure bien plus qu’une route : un mythe. Il concentre en lui l’audace de ses bâtisseurs, la rudesse des guerres alpines, la passion des cyclistes et l’imaginaire des automobilistes. Pour les uns, c’est une torture mécanique, pour les autres une apothéose du voyage. Tous, pourtant, repartent avec la même impression : avoir franchi un monument.

Alors joyeux anniversaire, Stelvio. Et que tes virages continuent d’envoûter les moteurs comme les âmes.