Mardi 13 septembre 1994 : la fin de la Régie Renault

Le 13 septembre 1994, le gouvernement Balladur annonce officiellement la privatisation partielle de Renault. Une décision qui marque la fin d’un symbole : celui du capitalisme d’État incarné par la Régie nationale des usines Renault depuis la Libération. Plus qu’un simple changement de statut, c’est une page entière de l’histoire industrielle française qui se tourne, dans un climat politique, économique et social tendu.

Une nationalisation devenue anachronique

Renault avait été sauvée de la faillite en 1985 grâce à son statut d’entreprise publique. Mais à l’orée des années 1990, la nationalisation apparaît de moins en moins compatible avec les règles européennes. La Commission de Bruxelles, veillant scrupuleusement au respect de la concurrence, ne peut plus distinguer la recapitalisation d’une entreprise publique de l’octroi d’aides d’État. Dans ce contexte, maintenir la Régie sous le giron de l’État devient une anomalie.

D’ailleurs, partout en Europe, le mouvement est lancé : Jaguar et Rover passent dans le giron du privé en Grande-Bretagne, le Land de Basse-Saxe réduit sa participation dans Volkswagen, l’Italie vend Alfa Romeo à FIAT, et les anciens constructeurs de l’Est européen tombent aux mains de groupes privés. Renault ne pouvait rester à l’écart de ce courant.

Des hésitations politiques à répétition

Le basculement de Renault vers le privé aurait pu intervenir bien plus tôt. En 1986, Jacques Chirac, alors Premier ministre, annonce la privatisation de la Régie. Mais face à l’opposition du président François Mitterrand, il recule. Réélu en 1988, ce dernier instaure un « ni-ni » : ni privatisation, ni nouvelle nationalisation. Renault reste alors dans un entre-deux inconfortable, dépendant de l’État mais privé de perspectives.

À partir de 1990, les gouvernements successifs tergiversent. Michel Rocard, Édith Cresson, Pierre Bérégovoy, puis Édouard Balladur repoussent tour à tour la décision. Pourtant, la loi du 19 juillet 1993 inscrit Renault sur la liste des entreprises privatisables. Mais Balladur, potentiel candidat à l’élection présidentielle de 1995, redoute que l’annonce ne déclenche des grèves massives dans une entreprise marquée par une longue tradition de luttes sociales.

L’échec de l’alliance avec Volvo

Pendant ce temps, Raymond Lévy, président de Renault entre 1986 et 1992, cherche une solution alternative pour sortir l’entreprise de son isolement. Le 4 juillet 1990, la Régie devient une société anonyme au capital partagé entre l’État (80 %) et Volvo (20 %). Mais cette alliance tourne rapidement à la désillusion. Les Suédois comprennent vite que ce partenariat n’est pas une union équilibrée, mais bien une reprise en main de l’État français. En 1993, Volvo claque la porte, laissant Renault sans allié industriel et affaibli.

Cet échec accélère le processus de privatisation. Pour le gouvernement, l’ouverture du capital devient incontournable. Mais ce sera une privatisation partielle, l’État gardant une majorité.

L’ouverture du capital en 1994

Le 13 septembre 1994, Renault met 35,64 % de son capital sur le marché. Les actions sont proposées à 176 francs l’unité (165 francs pour les salariés). L’opération est un immense succès : la demande est 15,5 fois supérieure à l’offre pour les investisseurs institutionnels, et 61 % des salariés deviennent actionnaires. Un résultat surprenant pour une entreprise où l’on craignait une hostilité massive au processus.

Le 17 novembre 1994, la première cotation est euphorique : 180,90 francs, avant de grimper à 184,60 en février 1995, veille de l’entrée de Renault au CAC 40. Un noyau dur d’actionnaires français se forme autour d’Elf Aquitaine, Matra, Rhône-Poulenc et la BNP. Mais déjà, l’État prépare la suite.

De la Régie à Renault SA

Le 15 juillet 1995, une nouvelle étape est franchie. L’État réduit sa participation à 46 %. Renault devient officiellement une entreprise privée, même si l’actionnariat reste encore marqué par des institutions françaises. Les fonds internationaux, américains notamment, commencent à prendre position. L’été suivant, le 26 juillet 1995, l’assemblée générale entérine la transformation : Louis Schweitzer devient le premier président-directeur général de Renault SA, après avoir été le dernier président de la Régie nationale.

Louis Schweitzer, l’homme du passage

Louis Schweitzer occupe une place singulière dans l’histoire de Renault. Haut fonctionnaire passé par le cabinet de Laurent Fabius, homme de gauche assumé, protestant inspiré par les valeurs wébériennes du travail et de la responsabilité, il devient paradoxalement l’artisan de la privatisation. Plus proche dans l’esprit de Pierre Dreyfus que de Raymond Lévy, il veut une entreprise « plus libre et plus responsable ».

Mais Schweitzer doit composer avec une inquiétude majeure : les 46 % de capital non détenus par l’État sont susceptibles d’être rachetés par un concurrent étranger. À l’heure où General Motors, Toyota, Ford, Daimler-Benz ou Volkswagen lorgnent sur l’Europe, Renault pourrait devenir une proie facile. L’État promet de conserver entre 10 et 20 % du capital pour prévenir une OPA hostile, mais cela ne suffit pas à rassurer.

Alliances ou indépendance ?

Après l’échec avec Volvo, Renault explore d’autres pistes. Des discussions s’ouvrent avec Fiat, mais sont torpillées par Gérard Longuet, ministre de l’Industrie, qui rêve d’une union franco-allemande avec Daimler-Benz. Schweitzer, lui, s’y oppose fermement, préférant éviter une fusion imposée par la politique. Il prône des coopérations ciblées : moteurs, boîtes de vitesses, utilitaires, monospaces. « Les alliances ciblées ouvriront un jour d’autres portes. C’est une question d’opportunité », confie-t-il alors.

Cette stratégie de patience finira par porter ses fruits. À la fin des années 1990, Renault s’alliera avec Nissan, ouvrant une nouvelle ère de coopération internationale.

Une page d’histoire se tourne

La privatisation de Renault n’est pas seulement un changement juridique. C’est la fin d’un modèle, celui de la grande entreprise publique incarnant la reconstruction d’après-guerre et le capitalisme d’État français. C’est aussi un moment charnière où l’industrie automobile bascule dans la mondialisation et où les constructeurs doivent s’allier pour survivre.

Trente ans plus tard, l’épisode de septembre 1994 apparaît comme une évidence rétrospective. Mais sur le moment, ce fut une rupture, vécue comme une trahison par certains, comme une libération par d’autres. En réalité, c’était simplement la fin d’une époque : celle de la Régie Renault.