L’histoire de l’automobile est ponctuée d’innovations techniques et de progrès en matière de sécurité. Mais elle est aussi jalonnée de scandales où les intérêts économiques ont pris le pas sur la protection des usagers. L’affaire des airbags Takata, dont le rappel mondial a été l’un des plus vastes et des plus tardifs de l’histoire, en est l’exemple le plus récent. Mais elle fait écho à un autre drame qui remonte aux années 1970 : celui de la Ford Pinto. Deux époques, un même dilemme : jusqu’où les constructeurs peuvent-ils aller dans leurs arbitrages financiers face à la sécurité de leurs clients ?
Takata : un rappel tardif
L’affaire Takata est connue : plusieurs dizaines de millions de véhicules à travers le monde ont été rappelés à cause d’airbags dont l’inflateur pouvait exploser en projetant des éclats métalliques. Un défaut lié à l’utilisation d’un gaz propulseur instable, qui a provoqué officiellement des dizaines de morts et des centaines de blessés, principalement aux États-Unis et en Asie, dans des régions chaudes et humides.
En France métropolitaine, le rappel s’est révélé particulièrement lent à se mettre en place, car la chimie n’a que très peu de potentiel de défaillance avec notre climat. Mais certains modèles roulent encore aujourd’hui sans qu’un remplacement n’ait été effectué. L’argument avancé par les autorités et les constructeurs ? La difficulté logistique et le nombre colossal de véhicules concernés. Mais cette lenteur illustre aussi une différence culturelle et réglementaire.
Aux États-Unis, la NHTSA (National Highway Traffic Safety Administration) dispose d’un arsenal de sanctions financières dissuasives. Les amendes se chiffrent en centaines de millions de dollars et les class actions permettent aux consommateurs de se regrouper pour attaquer les constructeurs. Résultat : les rappels, bien qu’imparfaits, s’y déclenchent plus rapidement. Mais pas toujours.
Le précédent Ford Pinto : la tragédie évitable
Le marché américain n’a pas toujours été le champion de la sécurité. L’affaire de la Ford Pinto, dans les années 1970, reste un cas d’école de cynisme industriel.
Conçue dans l’urgence pour rivaliser avec les petites japonaises, la Pinto présentait un défaut majeur : son réservoir d’essence, placé derrière l’essieu arrière, était extrêmement vulnérable en cas de choc. À faible vitesse, une collision arrière pouvait provoquer un incendie quasi instantané.
Des crash-tests internes avaient révélé le danger. Mais la direction de Ford avait arbitré autrement. Dans un document devenu célèbre, la firme avait chiffré le coût d’un rappel à environ 137 millions de dollars, contre 49 millions de dollars pour indemniser les victimes attendues (estimées à 180 morts, 180 blessés graves et 2 100 véhicules détruits). Le calcul était froidement rationnel, mais humainement insoutenable.
La révélation de ce « Pinto Memo » dans la presse fit scandale et jeta durablement l’opprobre sur Ford. L’affaire aboutit à des procès retentissants, dont l’un des premiers où un constructeur automobile fut poursuivi pour homicide involontaire.
Deux époques, un même dilemme
À travers le Pinto et Takata, deux dynamiques apparaissent. D’un côté, une industrie obsédée par ses marges, parfois prête à différer une action corrective pour ne pas plomber ses résultats. De l’autre, des autorités qui peinent à trouver le bon équilibre entre encadrement strict et soutien à un secteur industriel vital.
La différence majeure réside dans le rapport de force réglementaire. Dans les années 1970, la NHTSA n’avait ni les moyens ni le pouvoir actuel. Depuis, la multiplication des scandales – Pinto, mais aussi Firestone, General Motors et ses contacteurs d’allumage défectueux – a conduit les États-Unis à renforcer drastiquement leur arsenal de sanctions.
En Europe, le système reste plus fragmenté. Chaque pays dispose de ses propres instances, et l’UE tarde à imposer un mécanisme centralisé de rappel et de sanction comparable à celui des États-Unis.
La mémoire courte de l’automobile
Ce parallèle souligne aussi une réalité : l’industrie automobile a souvent la mémoire courte. Chaque crise semble être la dernière, mais quelques années plus tard, un nouveau scandale éclate. Le Dieselgate de Volkswagen l’a encore montré récemment : manipulation des normes, gestion opaque des crises, priorité donnée au court terme.
Pour les passionnés d’automobile, ces affaires rappellent que la fascination pour la technique et le design ne doit pas occulter la vigilance citoyenne. Car derrière chaque rappel tardif, chaque arbitrage financier douteux, il y a des vies humaines en jeu.
Un demi-siècle sépare la Pinto des airbags Takata. Mais une même question persiste : combien vaut une vie pour un constructeur ?